Ce que l’on sème

Depuis au moins les années 70, les penseurs et les politiciens « progressistes » se sont beaucoup préoccupés du rôle de l’argent en politique. Ils ont également cherché à donner aux partis politiques une place centrale dans le cadre du débat pré-électoral, comme je le soulignais ici. L’idée était que les riches, par leurs contributions aux partis ou leurs interventions dans le débat électoral, créeraient des distorsions dans le processus politique et en arrangeraient les résultats en leur faveur. La Loi électorale du Canada et, plus encore, la Loi électorale québécoise reflètent cette façon de penser, tout comme les arrêts de principe de la Cour suprême en la matière, Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569 et  Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827, 2004 CSC 33.

Or, comme je l’ai déjà expliqué à répétition, ce ne sont pas les méchants riches qui subissent les effets de cette législation, mais plutôt les acteurs de la société civile qui souhaitent s’exprimer à l’extérieur ou même à l’encontre des partis politiques. Ce sont les étudiants, les syndicats ou les individus impopulaires. Les lois électorales limitent leur capacité de se faire entendre, en limitant les dépenses qu’ils ont le droit d’encourir, en période électorale, pour aider ou combattre l’élection d’un candidat ou d’un parti. Hier, encore un groupe de la société civile l’a appris à ses dépens.

Il s’agit des organisations qui, pour faire obstacle à l’élection du Parti québécois grâce à son projet de « Charte des valeurs » (alias la Charte de la honte) qu’ils jugent électoraliste, ont produit un court documentaire intitulé « La Charte des élections ». Le Directeur général des élections leur a écrit, les sommant « de cesser, pour la durée de la présente campagne électorale, de diffuser et de promouvoir le film en question ». Selon le DGE, « les coûts reliés au tournage, à la diffusion et à la promotion » de ce film « constituent des dépenses électorales » au sens de l’article 402 de la Loi électorale. Les producteurs du film ne partagent pas cet avis, comme le rapporte Le Devoir, qui parle de « censure électorale ». Une des auteurs du film, Claudine Simon, affirme qu’il « n’a rien coûté », parce qu’il était fait d’extraits tirés d’un autre film réalisé et diffusé avant le lancement de la campagne électorale (La Charte des distractions),  qu’elle a montés en quelques heures. N’empêche, ils ont obtempéré à la demande du DGE.

Pour Mme Simon, l’épisode tient de la « censure » et « soulève plusieurs questions sur l’équilibre entre la façon d’appliquer la Loi électorale et la liberté d’expression ». Le philosophe Jean-Marc Piotte se demande si « ce sont seulement les grands partis qui ont le droit de prendre position, les grands dirigeants des médias » et suggère que le DGE empêche « de jeunes citoyens […]de prendre position pendant les élections sur un enjeu comme la charte ». Lui et un autre participant au film parlent de problèmes dans l’application de la Loi électorale.

Là-dessus, ils ont tort. Le fait qu’on empêche les acteurs de la société civile, qu’ils soient jeunes ou vieux, de se prononcer sur un enjeu important pendant les élections n’est pas un bogue du système québécois d’encadrement du débat pré-électoral. C’est une fonctionnalité. (It’s not a bug ― it’s a feature.) C’est une de ses fonctionnalités principales, même. Le problème, ce n’est pas la façon dont la Loi électorale est appliquée, mais le contenu de celle-ci. Le fait que les citoyens s’expriment aujourd’hui sur des médias sociaux (une réalité dont le DGE est bien conscient) n’y change quelque chose que dans la mesure où cette expression ne leur coûte rien. C’est effectivement souvent le cas, mais ce n’est pas parce qu’on utilise les médias sociaux que ce le sera toujours. Même si Mme. Simon n’a dépensé que son temps pour produire son film, dans la mesure où elle l’a fait dans le cadre de son emploi, il s’agissait bien d’une dépense électorale au sens de la Loi électorale, dont l’article 417, al. 2, dispose qu’

[u]ne personne peut […] fournir sans rémunération et sans contrepartie ses services personnels […] à la condition qu’elle le fasse librement et non comme partie de son travail au service d’un employeur (mes italiques).

Par ailleurs, même si le DGE avait erré dans les circonstances, il s’agirait d’une manifestation entièrement prévisible de l’effet paralysant (chilling effect) des dispositions de la Loi électorale, qui est en une conséquence tout à fait prévisible, comme pour toute autre loi qui restreint la liberté d’expression.

Le prof. Piotte a tout à fait raison de dire qu’empêcher des gens de se prononcer sur un des enjeux principaux d’une campagne électorale pendant, justement, cette campagne électorale est « antidémocratique ». Comme je l’ai écrit sur ce blogue,

[l]e législateur québécois estime que, pour les citoyens, une campagne électorale est une occasion de se taire. Dans un pays démocratique, c’est une idée intolérable.

Il faut donc changer la Loi électorale, la repenser entièrement. Pour les penseurs « progressistes », cela demandera un changement d’idées. J’espère qu’ils comprendront, maintenant, combien un tel changement s’impose.

Cependant, comme le démontre bien Michael Pal, dans le domaine électoral, même un consensus au sein de la population ne suffit pas forcément à faire changer les règles qui avantagent les partis établis, comme c’est le cas de la Loi électorale. Il faut donc que les tribunaux soient vigilants face aux tentatives de ces partis d’empêcher leurs concurrents ou leurs adversaires dans la société civile de se faire entendre, ce qu’ils n’ont pas toujours été par le passé.

Comme je l’ai déjà soutenu, les limites imposées par la Loi électorale à la libre expression des acteurs de la société civile sont inconstitutionnelles, malgré un arrêt de la Cour d’appel qui affirme le contraire. Selon moi, les auteurs de La charte des élections pourraient ― et devraient― aller devant les tribunaux pour défendre leur liberté d’expression. Car, toute cette triste histoire le démontre bien, on ne récolte que ce que l’on sème.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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