L’Occasion de se taire

J’ai écrit, l’an dernier, que le Directeur Général des Élections du Québec

envisage[ait] … de poursuivre Yves Michaud pour avoir fait publier dans le Devoir une publicité appelant les électeurs à défaire certains députés, de tous les principaux partis. Il leur en veut d’avoir voté, il y a douze ans, en faveur d’une motion de blâme à son endroit après qu’il eut fait une déclaration que tous les membres de l’Assemblée nationale avaient jugée antisémite. Or, l’article 413 de la Loi électorale interdit à quiconque n’est pas un agent officiel d’un candidat ou d’un parti d’engager, durant la campagne électorale, des dépenses visant à favoriser ou à défavoriser l’élection d’un candidat.

Selon ce rapporte La Presse, c’est maintenant chose faite. Le DGE réclame une amende de 5000$ contre M. Michaud, ainsi que des frais de quelque 1200$. M. Michaud, pour sa part, prévoit plaider non-coupable et prépare à son tour une poursuite (civile) contre le DGE pour « atteinte à la liberté d’expression et à l’honneur d’un citoyen ». Je vois mal, à vrai dire, comment cette demande pourrait réussir (ne serait-ce que parce que, si M. Michaud prévaut dans la cause pénale, il n’y aura pas eu d’atteinte à sa liberté d’expression, alors que s’il la perd, l’atteinte sera manifestement justifiée par la loi). Par contre, les dispositions qu’il est accusé d’avoir violées sont, selon moi, inconstitutionnelles.

Comme je l’écrivais dans mon premier billet sur le sujet, on n’est pas obligé d’aimer M. Michaud, mais ce n’est pas une raison pour le museler:

M. Michaud n’est certes pas très sympathique. Mais … là n’est pas la question. Si peu sympathique soit-il, est-il juste de lui interdire de s’exprimer en période électorale? Il est vrai, il a le droit de faire publier une lettre ouverte, ou encore de s’exprimer sur internet, à condition, dans les deux cas, de ne pas payer pour la transmission de son message. Mais internet, ce n’est pas encore pour tout le monde. Quant à publier une lettre ouverte, une homme odieux, ou un homme qui poursuit une vendetta essentiellement personnelle – et a fortiori celui qui, comme M. Michaud, est les deux – risque de ne pas s’attirer la sympathie d’une rédaction qui, après tout, dispose d’un espace limité pour publier le courrier des lecteurs.

Une opinion impopulaire peut être difficile à exprimer. Mais – c’est la beauté du système capitaliste – une opinion qu’un journal ne veut pas propager à ses frais peut quand même être diffusée, à titre de publicité payante. M. Michaud était donc prêt à payer pour faire diffuser son opinion impopulaire. Mais bien sûr, cette opinion, c’est que certains députés sont, selon les termes de sa publicité, « indignes d’être élus », il voulait la diffuser, justement, en période électorale. Ce que la loi lui interdit.

Quel est donc l’effet de cette interdiction dans ces circonstances? Ce n’est pas, je soupçonne, d’empêcher la richesse de subvertir le processus démocratique. La publicité a dû coûter quelques milliers de dollars à peine, elle étai dirigée contre des candidats des trois  principaux partis, elle ne visait ni à protéger les riches d’une redistribution de la richesse ni à s’attirer les faveurs du prochain gouvernement. C’est, plutôt, d’empêcher la diffusion d’un message qui est, à la fois, impopulaire et inextricablement lié à une élection. C’est de faire en sorte qu’un citoyen qui se sent attaqué par une décision des législateurs n’est pas libre de leur répliquer sur la place publique au moment où les autres citoyens, et donc les législateurs, sont les plus susceptibles de l’écouter.

Dans Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, la Cour suprême a invalidé la législation Québécoise qui empêchait les citoyens de payer pour s’exprimer dans le cadre de campagnes référendaires et électorales, mais a suggéré  que les dépenses engagées dans de telles circonstances pouvaient être limitées. Tant le Parlement que l’Assemblée nationale ont répondu à cette décision en adoptant des lois qui limitent les dépenses que peut engager un« tiers » ― c’est-à-dire quiconque n’est pas un candidat ou un parti politique―dans le cadre d’une campagne électorale. La limite fédérale est de 3 000$ dans une circonscription ou de 150 000$ à l’échelle nationale. Elle a été reconnue constitutionnelle par la Cour suprême dans  Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827, 2004 CSC 33.

Or, la loi québécoise est beaucoup, beaucoup plus contraignante. D’abord, l’alinéa 13 de l’article 404 de la Loi électorale, L.R.Q. c. E-3.3, limite les dépenses « des intervenants particuliers » à la somme tout à fait risible de 300$. Ensuite, et surtout, la même disposition leur interdit de « favoriser [ou] défavoriser directement un candidat ou un parti ». Finalement, l’article 457.2 de la même loi dispose qu’une personne morale ― une corporation donc, mais aussi un syndicat ou une ONG organisée comme corporation, même à but non-lucratif ― ne peut devenir un « intervenant particulier ».

Selon moi, il s’agit de différences très considérables. Si considérables que, même en acceptant que la décision dans Harper était la bonne, les limites imposées par la Loi électorale sont inconstitutionnelles. La Cour d’appel du Québec a rejeté des arguments de la FTQ à cet effet, dans Métallurgistes unis d’Amérique, section locale 7649 (FTQ) c. Québec (Directeur général des élections), 2011 QCCA 1043. Malgré mon très grand respect pour la juge Duval-Hesler (tel était alors son titre), l’auteure de cette décision, pour qui j’ai eu l’honneur (et le plaisir) de travailler un peu, je pense qu’il s’agit d’une erreur. La Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la question. J’espère que la cause de M. Michaud lui donnera l’occasion de le faire. Le législateur québécois estime que, pour les citoyens, une campagne électorale est une occasion de se taire. Dans un pays démocratique, c’est une idée intolérable.

Author: Leonid Sirota

Law nerd. I teach public law at the University of Reading, in the United Kingdom. I studied law at McGill, clerked at the Federal Court of Canada, and did graduate work at the NYU School of Law. I then taught in New Zealand before taking up my current position at Reading.

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