L’article 28 de la Charte canadienne des droits et libertés: des dispositions interprétatives sujettes à interprétation

Alors que la loi québécoise sur la « laïcité de l’État », qui contient une disposition (art. 34) dite « type » de dérogation à la Charte canadienne des droits et libertés, voit sa constitutionnalité être contestée devant la Cour supérieure, l’article 28 de ladite Charte, aux dispositions duquel l’article 33 ne permet pas la dérogation, fait l’objet d’un débat entre constitutionnalistes et praticiens. La juge en chef du Québec aurait même soulevé d’office cette disposition dans le cadre d’une conférence de gestion d’une procédure d’appel, somme toute plutôt exceptionnelle, d’une décision disposant d’une demande de mesure interlocutoire, en l’occurrence une demande de sursis d’application de la loi contestée, demande qui fut refusée.

À la différence de son article premier, qui en en posant les conditions admet la restriction de tous les droits garantis par la Charte canadienne, l’article 33 ne permet de déroger qu’à certains d’entre eux.

Encore là, soutiennent des auteurs, si l’article 33 permet de déroger à l’article 15 relatif au droit à l’égalité, en revanche il ne permettrait pas de déroger à l’article 28, qui prévoit que, « [i]ndépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes », de sorte que la dérogation au droit à l’égalité des sexes serait impossible. Suivant un tel raisonnement, la dérogation, par une loi, à l’article 15 de la Charte canadienne ne permettrait pas la production d’effets discriminatoires asymétriquement accrus sur les femmes, effets qui rendraient possible un contrôle de la loi en vertu de l’article 28.

Cette thèse est notamment défendue par la professeure Kerri Froc[1]. Son argument principal est le suivant. Une version antérieure du texte finalement adopté de l’article 28 précisait que celui-ci devait s’appliquer indépendamment des autres dispositions de la présente charte, « except section 33 », et une version antérieure de l’article 33 tel qu’il fut finalement adopté prévoyait la dérogation à l’article 28 « in its application to discrimination based on sex referred to in section 15 »[2]. En d’autres termes, après avoir envisagé assujettir explicitement l’article 28 à l’article 33, on y a renoncé, et certains participants de la négociation ayant mené au résultat final ont affirmé que cela « meant that sexual equality in section 15 could not be overridden »[3]. Or, si de tels témoignages sont certes pertinents, le sens de la loi, constitutionnelle ou non, ne saurait y être réduit, de sorte que leur prise en considération n’est pas à elle seule déterminante. Il y a souvent décalage entre ce que des personnes qui ont contribué à l’élaboration ou l’adoption d’un texte ont voulu faire et ce que l’ensemble de celles qui ont adopté ce texte ont ainsi fait[4]. Aussi, après s’être appuyée sur un argument « originaliste », et après avoir fait d’un « hybrid originalism/new purposivism » – qui à mon sens n’est pas sans rappeler le « living originalism » de Jack Balkin[5] – la méthode qui préside à sa thèse de doctorat[6], Kerri Froc affirme-t-elle que « the written text of the Charter can and should have primacy »[7]. Un texte absolument clair, ne laissant guère de place à interprétation, doit bien entendu l’emporter, mais dans les faits la chose est rare en droit constitutionnel, comme le prouve dans le cas qui nous occupe (celui de l’article 28 de la Charte canadienne) l’existence même de la thèse de doctorat de ma consœur. C’est pourquoi l’interprétation constitutionnelle consiste à soupeser de nombreux facteurs : le texte de la disposition en cause, l’intention du constituant, l’économie des dispositions de la loi constitutionnelle, la jurisprudence, les principes qui se dégagent de l’ensemble du système, le droit international, etc.

La professeure Froc me semble bien admettre que la jurisprudence actuelle ne peut appuyer, du moins pas positivement, son interprétation de l’article 28 de la Charte canadienne[8]. À mon sens comme à celui de Me Asher Honickman[9], l’article 28 se présente effectivement plutôt comme une disposition interprétative des droits par ailleurs garantis pour être énoncés dans la Charte canadienne, non pas comme une disposition conférant un droit à l’égalité des sexes séparé de l’article 15, qui comprend expressément ce droit. Il figure parmi d’autres dispositions interprétatives dans une section de la Charte qui est intitulée « Dispositions générales ».

Comme le raconte un autre participant à l’élaboration du texte de la Charte canadienne, l’article 28 fut ajouté afin de contrer certains effets des articles interprétatifs 25 et 27 qu’appréhendaient des groupes féministes[10]. L’article 25 – article à mon sens interprétatif qui est lui aussi sujet à diverses interprétations[11] – prévoit que « [l]e fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada […] ». Quant à l’article 27, il veut disposer que « [t]oute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». L’objectif poursuivi par l’article 28 est donc vraisemblablement d’exclure toute éventuelle interprétation multiculturaliste des droits énoncés par ailleurs dans la charte ou de leur relation aux droits constitutionnels collectifs reconnus aux peuples autochtones par la Partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 qui aurait pour effet de limiter le bénéfice de leur protection aux seuls hommes. Cela ne vaut que tant que le ou les droits en question n’ont pas été suspendus à l’égard de dispositions législatives données, au moyen de dispositions dérogatoires adoptées en vertu de l’article 33.

Que veut alors dire le fait que le constituant ait pris soin de retrancher d’une version antérieure du texte respectif des articles 28 et 33 des mots qui auraient assujetti l’article 28 à la compétence prévue à l’article 33? En d’autres termes, que veut bien vouloir dire le fait, incontestable, que l’article 33 ne permet pas de « déroger » à l’article 28? Cela veut simplement dire que des dispositions dérogatoires adoptées en vertu de l’article 33 ne peuvent pas prévoir que des dispositions législatives données ne seront assujetties au contrôle de l’une ou plusieurs des dispositions des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne que dans la mesure où ces dispositions sont porteuses de droits en faveur des hommes. Autrement dit, l’article 33 permet de déroger à des droits énoncés dans la Charte, mais non aux principes d’interprétation qui y sont posés. L’article 28 n’étant pas porteur d’un droit séparé à l’égalité des sexes, il est possible aux législateurs de déroger à ce droit en tant que composante du droit à l’égalité garanti par l’article 15.

La tension entre la thèse de la professeure Froc et la mienne se fait jour sur la page que Chartepédia, une ressource qui a été mise en ligne par le ministère fédéral de la Justice, consacre à l’article 28. D’une part, on y lit que :

L’article 28 est souvent mentionné comme un article connexe de l’article 15 dans les affaires dans lesquelles on allègue des questions de discrimination fondée sur le sexe (Sawridge Band c. Canada, 2000 CanLII 15449; R. c. Park[1995] 2 RCS 836Symes c. Canada[1993] 4 RCS 695). Toutefois, il ne crée pas un régime de droits à l’égalité séparé de celui prévu à l’article 15 de la Charte. Il a plutôt une fonction d’interprétation, de confirmation et d’appoint.

De l’autre, on peut y lire que :

Considéré à la lumière de l’article 33, l’article 28 peut vouloir dire que, même si une législature ou un parlement adopte une loi qui permet d’abroger ou de violer l’article 2 ou les articles 7 à 15 de la Charte, l’institution ne pourra le faire si les gens s’en trouvent disproportionnellement touchés en raison de leur sexe.

La première affirmation s’appuie sur la jurisprudence, la seconde est davantage spéculative.

Cela dit, un argument supplémentaire dont il me semble que ma consœur de l’University of New Brunswick aurait pu l’exploiter plus systématiquement est tiré du droit international. Mais, à l’instar de celui fondé sur les intentions originelles, un tel argument ne peut avoir qu’un poids relatif. La thèse selon laquelle les tribunaux doivent, dans la mesure du raisonnablement possible, interpréter le droit constitutionnel, et notamment la Charte canadienne, à la lumière du droit international – et même des traités non signés par le Canada – se dégage entre autres des arrêts R. c. Hape[12]Ontario c. Fraser[13] et Thibodeau c. Air Canada[14]. Jusqu’ici, cette théorie a été peu plaidée et a produit peu de résultats. La présomption qu’elle entend véhiculer est d’ailleurs réfragable. Il n’empêche que, outre la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes par exemple, l’article 28 de la Charte canadienne s’inspire de l’article 4.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, aux termes duquel les parties (dont le Canada) stipulent que :

Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale.

Tout en donnant son juste poids à l’argument, je demeure d’avis, sur la base de l’économie des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, que le constituant canadien de 1982 n’est pas allé aussi loin. Il a plutôt fait de l’égalité des sexes une composante d’un droit général à l’égalité comme protection contre la discrimination auquel il a autorisé le législateur ordinaire à déroger, pour ne faire du principe de l’égalité des sexes dans l’exercice des droits fondamentaux qu’un principe d’interprétation (même s’il est impossible d’y déroger).

[1] Kerry Froc, « Shouting into the Constitutional Void: Section 28 and Bill 21 », Constitutional Forum constitutionnel, vol. 28, no 4, 2019, pp. 19-22. Voir aussi The Untapped Power of Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, PhD Thesis, Queen’s University Faculty of Law, 2015 (non publiée).

[2] Anne F. Bayefsky, Canada’s Constitution Act 1982 & Amendments: A Documentary History, McGraw-Hill Ryerson, 1989, vol. 2, pp. 911-912.

[3] Roy Romanov, John Whyte et Howard Leeson, Canada… Notwithstanding: The Making of the Constitution 1976-1982, Carswell, 1984, p. 213.

[4] Ronald M. Dworkin, « The Moral Reading of the Constitution », New York Review of Books, 21 mars 1996.

[5] Jack M. Balkin, Living Originalism, Harvard University Press, 2014.

[6] Kerry Froc, The Untapped Power of Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, PhD Thesis, Queen’s University Faculty of Law, 2015 (non publiée), pp. 22-102.

[7] Kerry Froc, « Shouting into the Constitutional Void: Section 28 and Bill 21 », Constitutional Forum constitutionnel, vol. 28, no 4, 2019, p. 21.

[8] Kerry Froc, The Untapped Power of Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, PhD Thesis, Queen’s University Faculty of Law, 2015 (non publiée), pp. 257-374.

[9] Asher Honickman, « Deconstructing Section 28 », Advocates for the Rule of Law, 29 juin 2019, en ligne : http://www.ruleoflaw.ca/deconstructing-section-28/

[10] B.L. Strayer, « In the Beginning…: The Origins of Section 15 of the Charter », Journal of Law & Equality, vol. 5, no. 1, 2006, p. 13-24.

[11] Voir R. c. Kapp, [2008] 2 RCS 483.

[12] R. c. Hape, [2007] 2 RCS 292.

[13] Ontario (Procureur général) c. Fraser, [2011] 2 RCS 3.

[14] Thibodeau c. Air Canada, [2014] 3 RCS 340.

Privilège parlementaire: une jurisprudence à récrire

Note. Le présent billet a d’abord paru sur À qui de droit, le blogue de la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, le 19 novembre dernier. Je remercie Léonid Sirota de contribuer à sa plus grande diffusion en m’autorisant à le republier sur son excellent blogue. Je dévoile aussi le fait que j’agis, en tant que spécialiste allégué du droit constitutionnel comparé et des standards mondiaux du droit constitutionnel (matière dont il n’est question que dans la dernière section de ce billet), comme expert dans l’affaire Boulerice et al. v Attorney General of Canada, Board of Internal  Economy, and the Hounourable Andrew Sheer, Speaker of the House of Commons, et ce, pour le compte des requérants, à l’appui de leur contestation d’une requête en radiation. La question de la recevabilité de mon affidavit est actuellement  pendante devant la Cour d’appel fédérale.

 

Dans l’excellent article qu’il faisait paraître en 2014, Marc-André Roy s’inquiétait des « lacunes dans la définition et la compréhension du privilège parlementaire au Canada [, qui] peuvent se révéler problématiques et même dangereuses pour le maintien de la primauté du droit, surtout lorsque ce type de privilège entre en conflit avec les droits et libertés garantis par la Charte » (p. 493). Au terme de son étude, il en venait à la conclusion que « [l]’évolution du privilège parlementaire au Canada ne pourra[it] se faire de manière cohérente sans que les tribunaux s’efforcent de mieux saisir cette notion […] et son importance pour le parlementarisme […] » (p. 528).

Je partage généralement cette double critique (internaliste) d’incohérence et (externaliste) de mécompréhension des enjeux, à laquelle je veux ici ajouter. Au vu de l’impératif plus formel de cohérence, certaines ambiguïtés de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada relative au privilège parlementaire semblent avoir échappé à la critique doctrinale. Concernant l’exigence plus matérielle d’adéquation de l’interprétation de l’institution du privilège parlementaire avec sa fonction et son contexte actuel d’application et de reconstruction équilibrée et non contre-intuivement injuste de l’ensemble de notre droit constitutionnel, s’il est vrai qu’au Canada la critique du privilège parlementaire tend à se résumer à la sauvegarde des droits et libertés et la mobilisation d’une idée générale de l’État de droit, en revanche le constitutionnalisme global se veut aussi sensible aux menaces que pose une conception du privilège parlementaire inadaptée aux nombreuses transformations qu’ont connues l’État de droit moderne et le parlementarisme depuis l’époque où se jouaient des scènes telles que celle qui est représentée dans le célèbre tableau de John Singleton Copley. L’une de ces menaces est le détournement du privilège parlementaire par la majorité parlementaire afin d’opprimer la minorité.

Origines métropolitaines

Dans la tradition de droit public dont le Canada a hérité, le privilège parlementaire est cet ensemble d’immunités – limitées à l’exercice des fonctions parlementaires – et de pouvoirs – dont ceux d’assurer l’ordre des débats et la discipline parlementaire, de prévoir le décorum, de punir pour outrage et de convoquer des témoins – qu’ensemble la common law et la loi anglaise – dont le Bill of Rights de 1689, les modifications  de celui-ci et son interprétation  ainsi que les lois relatives au parlement – ont progressivement reconnu aux parlementaires à titre individuel ou réunis en chambre. Son exercice se traduit notamment par l’adoption d’un règlement par la chambre parlementaire dont son président est chargé de l’application.

Alors que l’idée eut dû s’imposer en vertu de celle de primauté du droit, il a fallu attendre Gilbert Campion, sous les soins duquel fut publiée en 1946 la 14eédition du célèbre traité d’Erskine May sur le droit parlementaire, pour que soit bien compris le fait que le privilège parlementaire n’existe pas en dehors du droit mais au sein et en vertu de celui-ci, sous la forme d’un ensemble de pouvoirs, immunités et inviolabilités dérogatoires au droit commun, mais dont l’exercice allégué est évidemment susceptible de contrôle judiciaire (p. 170-175 de la 14e éd.). Que les chambres parlementaires puissent abuser de leur privilège était pourtant connu au moins depuis l’affaire Stockdale v. Hansard de 1839 (112 E.R. 1112), où le Queen’s Bench anglais en avait retracé l’histoire d’un siècle. La jurisprudence canadienne reconnaît aussi que le « privilège parlementaire ne crée pas un hiatus dans le droit public général du Canada; il en est plutôt une composante importante » (arrêt Vaid de 2005, par. 29).

L’institution du privilège parlementaire que le droit canadien a hérité du Royaume-Uni s’est donc d’abord développée, dans la métropole, dans un cadre étranger à la notion de loi suprême et de droit supralégislatif. Elle a historiquement servi à protéger les parlementaires du monarque à une époque antérieure à la convention du gouvernement responsable – qui ne s’est nouée pour établir le régime parlementaire que peu après 1832 (WS Holdsworth, “The Conventions of the Eighteenth Century Constitution” (1932). 17:2 Iowa L Rev 161) – et où les tribunaux n’étaient pas aussi indépendants de l’exécutif qu’ils ne le sont aujourd’hui. Le privilège parlementaire a donc été historiquement subordonné à la loi, qui pouvait le modifier et en déterminer l’étendue, et la question que son exercice puisse se dérober au contrôle de la loi suprême ne pouvait pas se poser. Dans de nombreux pays d’ailleurs, la cour constitutionnelle contrôle la loi organique et le règlement intérieur des assemblées parlementaires. Le privilège parlementaire y est donc assujetti, non seulement à la loi ordinaire, mais à la loi suprême.

Transplantation coloniale par le législateur impérial

Il n’est donc pas surprenant que, pour le Canada, l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867une loi constitutionnelle d’origine impériale, attribue au Parlement fédéral la compétence de définir les « privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs », sous réserve de ce « qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation [d’une telle loi], sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre ». J’ai dû en corriger ici le libellé, car une erreur s’est manifestement glissée dans la version (non officielle) française, qui se lit plutôt « de la présente loi ». En effet, c’était l’objet même de la modification, en 1875 par loi impériale, la Loi de 1875 sur le Parlement du Canada (38-39 Victoria, ch. 38), référencée (no 7) à l’annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 d’ailleurs, que de déplacer le point de comparaison-plafond depuis la date d’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 vers celle de la loi fédérale relative au privilège des chambres du parlement central. C’est cette modification qui a permis au législateur fédéral canadien d’attribuer aux chambres parlementaires fédérales le pouvoir de recevoir des déclarations assermentées, ce qui en même temps rendait possible la sanction judiciaire du parjure, qui échappe à l’immunité parlementaire prévue au « privilège ». Cette disposition de la loi impériale est mise en œuvre par l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada, qui dispose que les « privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont […] a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi; b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni et ses membres ».

On ne trouve pas de dispositions équivalentes relativement aux chambres des législatures provinciales. Or ces législatures étaient, dès 1867 – à la différence du législateur fédéral qui n’en a obtenu un quasi équivalent qu’en 1949 (British North America (No. 2) Act, 1949, 13 Geo. VI, c. 81 (R.-U.); voir Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute de 1980) –, titulaires d’une compétence générale de modifier « la constitution de la province », si bien qu’en 1896, dans l’affaire Fielding v. Thomas ([1896] AC 600 (P.C.)), le Conseil privé britannique leur reconnut celle d’accorder à leurs chambres respectives un privilège parlementaire équivalent à celui prévu par le droit britannique, et ajouta que cette compétence provinciale était l’héritière de la compétence constitutionnelle des législatures coloniales prévue à l’article 5 du Colonial Laws Validity Act de 1865, selon lequel toute législature coloniale était réputée avoir toujours été compétente pour « modifier sa constitution ».

Il ressort de ce qui précède que, en vertu de la loi suprême et de la jurisprudence du Conseil privé, en droit canadien le privilège parlementaire devait être prévu dans, et assujetti à, la loi (fédérale ou provinciale, suivant les cas), jusqu’à concurrence de ce que prévoit le droit britannique. La Cour suprême, dans une jurisprudence alambiquée, en décidera autrement.

Relevons que ni la loi ni la jurisprudence ne reconnaissent de privilège du genre à d’autres assemblées, dont les conseils de ville ou municipaux (Prud’homme c. Prud’hommeMouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), par. 142).

Incohérences de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada

L’arrêt New Brunswick Broadcasting de 1993, où était invoqué le privilège parlementaire de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse, a vu la Cour suprême hisser le privilège parlementaire, non pas prévu dans la loi, mais « inhérent » aux, ou « nécessaire au bon fonctionnement » des, chambres parlementaires provinciales, au rang de principe non écrit de notre droit constitutionnel rigide, c’est-à-dire de niveau supralégislatif, de manière à ce que son exercice ne puisse, notamment, faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, étant admis dans notre droit que, à l’exception de la procédure de modification constitutionnelle, une partie de la constitution juridique formelle, rigide ou supralégislative ne peut en invalider une autre.

Dans l’affaire Harvey c. Nouveau-Brunswick de 1996, où il signait des motifs concordants, le juge en chef Lamer écrivait ce qui suit : « Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, notre Cour à la majorité était d’avis que la Charte ne s’appliquait pas à l’exercice du privilège inhérent d’exclure des étrangers que possèdent les députés de l’Assemblée législative, du fait que ce privilège jouissait d’un statut constitutionnel en tant que partie intégrante de la Constitution du Canada. J’ai souscrit au résultat, mais pour une raison très différente (par. 2, j. en chef Lamer, motifs concordants). » Dans le renvoi de 1997 sur la rémunération des juges, où cette fois il rédigeait des motifs majoritaires, ce même juge en chef se disait, en obiter dictum, « continue[r] de douter que les privilèges des assemblées provinciales fassent partie de la Constitution » (par. 92). Il est assez exceptionnel de voir un juge de la Cour suprême ainsi manifester son désaccord avec l’opinion majoritaire de ses collègues au-delà du jugement dans lequel celle-ci s’est exprimée, surtout si l’opinion en question participait de la ratio decidendi. Il faut dire cependant que, outre ceux du juge en chef Lamer, les motifs minoritaires, sur cette question, de l’arrêt New Brunswick Broadcasting continuent de convaincre nombre de juristes. Je pense ici à l’extrait suivant des motifs du juge Sopinka : « Le problème que suscite l’approche adoptée par ma collègue le juge McLachlin tient à ce que, pour soustraire certains privilèges à un examen fondé sur la Charte, elle conclut d’abord qu’ils font partie de la Constitution du Canada. La raison en est qu’ils sont visés par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Je trouverais curieux que les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 aient eu l’intention de consacrer certains privilèges au moyen d’une mention générale dans le préambule mais pas la constitution dans son ensemble qui est expressément maintenue en vigueur par l’art. 88 de cette loi constitutionnelle. En conséquence, contrairement à ce que dit l’arrêt Fielding c. Thomas, on pourrait soutenir que ces privilèges ne sont pas assujettis aux lois de la province et ne pourraient être modifiés que par modification de la Constitution du Canada en vertu de l’art. 43, ou encore de l’art. 38, de la Loi constitutionnelle de 1982. À part ces privilèges, l’ensemble de la constitution de la province demeurerait assujettie [sic] aux lois de la province. Il me semble que la perspective de la perte de tout contrôle législatif sur ses droits et privilèges serait un prix bien cher à payer par l’appelant pour les soustraire à l’application de la Charte. Pour produire un tel effet, on s’attendrait à plus que la simple mention générale, dans un préambule, d’une « constitution semblable dans [le] principe ». »

Dans l’affaire Vaid de 2005, où la question était de savoir si la gestion de son personnel par le parlement fédéral relevait du privilège parlementaire de manière à échapper à la loi, formellement ordinaire, fédérale sur les droits de la personne, en l’occurrence la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Cour suprême a vu l’occasion de préciser les contours du privilège parlementaire en tant que principe sous-jacent à notre loi suprême plutôt que de se contenter d’examiner cette question à la lumière de ce que prévoyaient les dispositions législatives fédérales pertinentes, confirmant ainsi que le principe de l’arrêt New Brunswick Broadcasting s’appliquait, avec quelques adaptations, aux chambres parlementaires fédérales.

Contrairement à l’avis du Conseil privé de 1896 dans Fielding v Thomas (référencé plus haut) qui ne la limitait qu’à ce que prévoit le droit britannique au moment de son exercice, le juge Binnie, dans des motifs unanimes, sans distinguer entre l’immunité à l’égard de la loi suprême et l’immunité à l’égard de la loi ordinaire, assujettit en outre la compétence des législatures provinciales relative au privilège parlementaire au respect d’une exigence de nécessité (par. 37, in fine). Autrement dit, la loi provinciale peut reconnaître un privilège parlementaire si celui-ci est nécessaire en plus d’être reconnu par le droit britannique.

Concernant la compétence fédérale, prévue à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, relative au privilège du parlement du Canada, le juge Binnie, sans davantage distinguer entre l’immunité relative à la loi ordinaire et celle relative à la loi suprême, plutôt que de la réduire, au contraire l’étend au-delà de la limite, pourtant bien indiquée, de ce que prévoit le droit britannique au moment où cette compétence est exercée (par. 38). En d’autres termes, la loi fédérale peut reconnaître un privilège, soit prévu par le droit britannique, soit nécessaire, l’alternative se substituant à l’exigence cumulative. En plus de pouvoir justifier que la loi fédérale accorde positivement un privilège plus grand que ne le prévoit le droit britannique, le critère de « nécessité » pourra aussi, à défaut pour la loi canadienne de prévoir spécialement un privilège et dans la mesure où l’alinéa 4a) de la Loi sur le Parlement du Canada renvoie au privilège qu’avaient la Chambre des communes britannique et ses membres en 1867, autoriser le juge à conclure à son existence même s’il n’est pas « péremptoirement établi » par la loi britannique, la jurisprudence britannique ou la jurisprudence canadienne (par. 39). Échappe sans doute au cadre d’analyse du juge Binnie l’éventualité où le droit britannique établirait « péremptoirement » que, au moment de l’adoption de la Loi sur le Parlement du Canada par exemple, voire de tout temps, un pouvoir ou une immunité allégués ne faisaient pas ou n’ont jamais fait partie du privilège parlementaire. La thèse de la « nécessité » d’un tel privilège serait alors des plus improbables, voire d’un dangereux provincialisme, volontairement aveugle à la raison juridique et au patrimoine constitutionnel mondiaux.

Outre qu’elle a réduit la compétence législative provinciale d’une part et élargi la compétence fédérale de l’autre, dans l’un et l’autre cas du privilège parlementaire provincial ou fédéral, on remarque que la Cour suprême a réussi à contourner, au moyen du critère de « nécessité », l’exigence de la loi suprême, qui était de prévoir le privilège parlementaire dans la loi ordinaire – même s’il est à se demander s’il n’a pas échappé au juge Binnie que, concernant le privilège des chambres fédérales, l’abrogation de l’alinéa 4a) de la Loi sur le Parlement du Canada priverait une partie de son approche « nécessitariste » de son assise. Qui plus est, en en faisant un principe constitutionnel non écrit de niveau supralégislatif, la Cour suprême paraît disposée à priver les législateurs fédéral et provinciaux de la compétence de réduire la portée du privilège en deçà de ce dont on l’aura convaincue de la nécessité, ce qui a de quoi inquiéter et qui va à contre-courant de la tendance mondiale, qui est à la réduction du privilège parlementaire, question sur laquelle nous reviendrons. En somme, le privilège d’une chambre parlementaire correspondra toujours à ce que la jurisprudence tiendra pour nécessaire, à l’exception du privilège prévu par la loi fédérale en faveur de la Chambre des communes ou du Sénat et qui, sans se révéler nécessaire, ne va pas au delà de ce que prévoyait le droit britannique en faveur de la Chambre des communes au moment où la loi fédérale a été adoptée.

Une menace imprécise pour les droits fondamentaux

Dans l’arrêt Vaid toujours, le juge Binnie définit ce qui satisfait au critère de nécessité comme « la sphère d’activité [… qui est] si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (par. 46). Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, le juge Cory, dissident, s’était inquiété de la menace suivante : « Par exemple, douterions‑nous de l’application de la Charte si, dans l’exercice de sa compétence en matière de punition d’un outrage commis par un de ses membres, l’assemblée législative devait condamner cette personne à l’emprisonnement à vie sans que celle‑ci soit admissible à une libération conditionnelle ? Il est certain qu’une telle mesure sortirait du champ d’application constitutionnel du privilège parlementaire et que les dispositions de l’art. 12 de la Charte s’appliquant aux peines cruelles et inusitées entreraient en jeu« . L’arrêt Vaid se veut donc rassurant, en indiquant que « [l]es tribunaux peuvent examiner de plus près les affaires dans lesquelles la revendication d’un privilège a des répercussions sur des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée législative en cause, que celles qui portent sur des questions purement internes« (par. 29.12). Au reste, certains experts sont d’avis que les organes parlementaires seront assujettis à la Charte dans l’exercice de leur compétence pénale (J.P.J. Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd., Montréal, Presses universitaires McGill‑Queen’s, 1997, p. 217 et 219). Cela dit, l’état du droit sur cette question est trop imprécis pour écarter la menace.

Une tendance mondiale fondée en raison dont il est urgent de tenir compte

Le bon usage d’une exigence de « nécessité » consiste à lui faire contribuer au rétrécissement, non pas à l’étendue, du privilège parlementaire considéré à l’échelle des standards mondiaux. Au-delà d’une diversité certaine mais plus superficielle d’un pays à l’autre, la tendance lourde, au sein du Commonwealth, est au rétrécissement du privilège parlementaire, et ce, par l’application d’un critère de « nécessité » devant permettre son adaptation à la situation actuelle des chambres parlementaires au sein des démocraties modernes fondées sur l’État de droit et les droit fondamentaux (Yvonne Tew, « No longer a privileged few: expense claims, prosecution and parliamentary privilege », (2011) 70(2) Cambridge Law Journal 282; Charles Robert et Dara Lithwick, « Renewal and Restoration: Contemporary trends in the Evolution of Parliamentary Privilege », The Table, 2014, p. 24-43, à la page 34).

La Commission de Venise, se fondant notamment sur les règles et pratiques du Parlement européen et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, les travaux de l’Union interparlementaire (UIP), ceux de l’Association des secrétaires généraux des parlements (ASGP) et ceux de plusieurs parlements nationaux, a récemment entrepris de dégager certains standards relatifs à l’immunité parlementaire (Rapport sur l’étendue et la levée des immunités parlementaires).

Relevant qu’un « nombre croissant de travaux universitaires ont […] été consacrés ces dernières années à l’immunité parlementaire », la Commission de Venise précise que « [c]ertains défendent le principe de l’immunité, mais la plupart se montrent critiques, se faisant l’écho d’une tendance croissante à la remise en question de la nécessité de l’immunité parlementaire dans une démocratie moderne » (par. 50). Elle s’explique aisément une telle tendance, en somme, par le fait que:

[L]’immunité parlementaire issue de la tradition constitutionnelle européenne qui se dessine à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle s’est répandue presque partout dans le reste du monde, et domine toujours. Cependant, les règles de l’immunité ont été formulées dans un contexte historique et politique très différent du nôtre. Beaucoup de choses ont changé depuis sur le plan institutionnel et démocratique, surtout dans les systèmes parlementaires, et cette évolution n’a pas épargné les règles de l’immunité; il est important aujourd’hui d’en tenir compte dans l’évaluation de leur place et de leur fonction dans monde d’aujourd’hui. L’un de ces grands changements a été la modernisation de la démocratie, qui a pour effet que la menace de pressions indues de l’exécutif sur le parlement a pratiquement disparu dans bien des pays. La montée en influence des partis politiques a aussi, au moins dans les systèmes parlementaires, multiplié les liens entre le gouvernement et les parlementaires du parti au pouvoir. C’est alors l’opposition (le plus souvent minoritaire), plutôt que le parlement lui-même, que menacent les pressions indues de l’exécutif, et qui pourrait avoir besoin d’une protection spéciale. De nos jours, l’immunité parlementaire fournit donc surtout une garantie aux forces minoritaires (par. 23-24, la Commission renvoyant ici à son rapport de 2010 sur Le rôle de l’opposition au sein d’un parlement démocratique).

« Autre nouveauté notable »,  d’indiquer la Commission de Venise : « l’indépendance et l’autonomie de la justice, qui font que l’exécutif a bien moins qu’il y a deux siècles la possibilité d’abuser des tribunaux contre ses adversaires politiques au parlement dans la plupart des pays démocratiques d’aujourd’hui, ce qui diminue la nécessité d’un régime spécial d’immunité parlementaire«  (par. 25). En effet, dans les systèmes parlementaires modernes où les partis politiques sont fortement disciplinés – avec une acuité particulière dans ceux où le système électoral favorise le bipartisme – et où l’indépendance de la magistrature est plus fortement protégée, la menace venant du gouvernement à l’encontre du parlement et de ses minorités tend à s’exercer non pas par le truchement des tribunaux autant que par une instrumentalisation du droit parlementaire.

Toujours dans son rapport de 2014, la Commission de Venise rappelle que, avec le privilège parlementaire, « [i]l ne s’agit pas de privilégier personnellement et individuellement les parlementaires, mais de garantir le fonctionnement démocratique d’une assemblée législative » (par. 22). Ce rappel s’impose par le « paradoxe de l’immunité parlementaire, qui peut servir à la consolider la démocratie comme à la saper » (par. 29). Car, comme elle l’affirmait plus tôt dans son rapport, la Commission de Venise est d’avis que l’immunité parlementaire doit permettre aux parlementaires de s’acquitter de leur charge « sans crainte de harcèlement ou d’accusations indues de l’exécutif, des tribunaux ou de leurs adversaires politiques » (par. 7).

Parmi les « principes juridiques et démocratiques fondamentaux », la Commission de Venise en mobilise notamment deux qui font également partie des « principes non écrits » du droit constitutionnel canadien et qui militent en faveur d’une interprétation restrictive du privilège parlementaire : le principe même de la démocratie représentative et celui de l’État de droit. Le premier doit offrir une protection « particulièrement utile à l’opposition parlementaire et aux minorités politiques » (par. 36).

En revanche, la Commission de Venise précise que « [l]es mesures disciplinaires internes sortent du cadre de la présente étude, qui ne les aborde pas, bien qu’il soit évidemment utile d’en tenir compte dans l’évaluation de la liberté d’expression des parlementaires dans la pratique » (par. 56). Elle ajoute que la « combinaison d’un large régime d’irresponsabilité et de règles intérieures strictes peut toutefois susciter des tensions, et donner une impression trompeuse du degré de liberté réelle dont jouissent les parlementaires » (note 19).

Il ressort de ce qui précède que, au-delà d’une tendance mondiale certaine au rétrécissement par actualisation du privilège parlementaire, il faille s’attendre à une évolution du travail standardisant vers la question de la démocratie interne des chambres parlementaires. Cela s’impose par la prise de conscience de la menace que représente l’abus du pouvoir qu’ont les chambres de discipliner leurs membres. À ma connaissance, aucun principe général du droit constitutionnel moderne n’est susceptible de fonder une objection à ce que le législateur, ordinaire ou constitutionnel, intervienne de manière à assurer un contrôle formel (c’est-à-dire procédural) de la démocratie interne des chambres parlementaires et que ce contrôle comprenne celui, tout aussi formel, de légalité ou constitutionnalité par les tribunaux judiciaires ou constitutionnels. À l’inverse, ces principes laissent présager que de telles interventions pourront représenter des standards.

Pour conclure, j’aimerais rappeler que, cette tendance actuelle et ses raisons d’être, il y a longtemps qu’un grand esprit les avait comprises et convoquées. Il s’agit de Hans Kelsen, et la preuve s’en trouve dans un livre qu’il a fait paraître en 1929.

Stare decisis stricto sensu c. Strickland (c. Canada): connaissons-nous bien la portée des jugements de la Cour fédérale?

Dans l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général) du 9 juillet dernier, arrêt que mon hôte a brillamment commenté sous d’autres aspects, le juge Cromwell, dans des motifs majoritaires non contredits sur cette question par les motifs concordants des juges Abella et Wagner, a soutenu «qu’aucune cour supérieure provinciale ne serait liée» (par. 53) par un jugement de la Cour fédérale qui déclarerait invalide un règlement adopté par le Gouverneur en conseil pour avoir été adopté ultra vires de la loi habilitante. Cette conclusion ne semble pas se vouloir déterminante, du moins dans la mesure où la deuxième phrase d’après commence par : «Même si la décision suivant laquelle les Lignes directrices sont illégales était contraignante […]» Quoi qu’il en soit, cette conclusion m’a sauté aux yeux comme une erreur.

À mon sens, cette erreur s’explique par une confusion entre l’autorité (médiate, hétéronome) jurisprudentielle qui est celle des motifs d’une décision et l’autorité (immédiate, autonome) de la décision elle-même, autrement dit par une confusion entre le stare decisis et la res judicata. Car, s’il est vrai que le jugement motivé de la Cour fédérale n’a pas valeur de précédent pour la Cour supérieure d’une province, en revanche les déclarations formelles d’invalidité prononcées par la Cour fédérale doivent produire des effets erga omnes sur tout le territoire sur lequel s’exerce la compétence de cette cour. S’il en était autrement, alors ce serait que celle-ci est une cour de compétence inférieure plutôt que supérieure. Je m’explique.

Il importe de distinguer la jurisprudence des décisions comme telles, bien que les deux soient source formelle de droit. Des secondes sont d’abord issues des normes juridiques de portée dite «individuelle», c’est-à-dire réduite aux faits qui en font l’objet. De la première, qui par définition consiste en un ensemble de décisions judiciaires et qui en pratique se dégage surtout des motifs de celles-ci, sont en outre issues des normes juridiques de portée générale, c’est-à-dire d’une portée qui s’étend au-delà des faits particuliers sur lesquels porte chacune des décisions dont elle se compose. C’est ainsi qu’il faut savoir distinguer entre l’autorité de chose jugée que pose le principe de la res judicata et celle de la jurisprudence sur laquelle porte plutôt le principe du stare decisis.

Le principe de stare decisis ne vaut qu’au sein d’un même ordre judiciaire, si bien que la jurisprudence d’un tel ordre ne comprend pas les décisions rendues par les tribunaux d’un autre tel ordre. Or les limites d’un ordre judiciaire ne correspondent pas toujours parfaitement avec les frontières d’un pays. Au Canada justement, il existe une relative pluralité d’ordres judiciaires. Les ordres judiciaires provinciaux, fédéral et territoriaux s’y distinguent les uns des autres à cette exception près qu’ils partagent une même juridiction ultime, en l’occurrence la Cour suprême du Canada. Pourvu qu’il porte sur du droit qui y est applicable, l’arrêt de la Cour suprême du Canada fera partie de la jurisprudence de tout autre ordre judiciaire canadien que celui dont provenait l’affaire dont il dispose. Pour le reste, les décisions des tribunaux d’un des nombreux ordres judiciaires du pays ne font pas partie de la jurisprudence des autres. Cela vaut tant à l’égard de la dimension qualitative du stare decisis qu’à celui de sa dimension quantitative, de sorte que, par exemple, la cour supérieure d’une province n’est pas «liée» par quelque arrêt de la cour d’appel d’une autre province davantage que par la masse des jugements de sa cour supérieure. Elle n’est pas «liée» non plus par la jurisprudence des cours fédérales de première instance et d’appel, par exemple. Bien sûr, la jurisprudence d’un autre ordre judiciaire pourra toujours être néanmoins source simplement matérielle de droit.

En principe, à elle seule, autrement dit indépendamment de la jurisprudence à laquelle elle pourra contribuer, une décision judiciaire ne vaut comme res judicata qu’entre les parties de manière à n’être source de droit que de portée individuelle. Or, en droit public, il est fréquent qu’une décision se fonde sur la conclusion qu’une norme écrite de portée générale, que celle-ci soit consignée dans une loi ou dans un règlement, est invalide, et il se peut que le tribunal qui a rendu cette décision soit titulaire d’une compétence formelle de contrôle de conformité au droit dont les effets, pour peu que la conclusion d’invalidité soit de nature déclaratoire, vaudront erga omnes, et non seulement inter partes.

Au Canada, les titulaires de cette compétence sont en définitive les «cours supérieures» au sens large, à savoir, non seulement ces cours de justice dont il question aux articles 96, 99 et 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 –soit celle qui, dans chaque province, est titulaire d’une compétence de principe, de même que la Cour d’appel qui, historiquement, en est souvent dérivée–, mais aussi la Cour suprême du Canada, les cours d’appel territoriales, les cours fédérales de première instance et d’appel, la Cour canadienne de l’impôt, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour suprême du territoire du Yukon, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest et la Cour de justice du Nunavut. La conclusion d’invalidité d’une norme de portée générale prononcée par l’une de ces cours de justice vaudra, non seulement entre les parties, mais à l’égard de tous.

Si le tribunal titulaire d’une compétence formelle de contrôle est, sur le plan matériel, titulaire d’une compétence de principe, son pouvoir de contrôle ne connaîtra comme limites que celles de sa compétence territoriale. En revanche, s’il n’est au plan matériel titulaire que d’une compétence d’attribution, son pouvoir de contrôle sera en outre limité aux contours de celle-ci. À la différence des cours supérieures au sens strict, la compétence matérielle de la Cour fédérale est d’attribution. Par contre, et ceci à la différence des cours supérieures au sens strict encore une fois, sa compétence territoriale s’étend à tout le territoire canadien. Ses déclarations formelles d’invalidité valent donc erga omnes sur tout ce territoire, y compris à l’égard de la cour supérieure de chacune des provinces.

Si je ne m’abuse, il faut donc bien se garder de confondre les effets erga omnes autonomes d’une décision avec ses effets hétéronomes jurisprudentiels, qui eux dépendent des modalités particulières selon lesquelles s’applique au Canada le principe du stare decisis. Si j’avais raison, il le faudrait même à l’encontre de notre Cour suprême.

Postscriptum. Je publie les lignes qui précèdent par souci pour la logique, non pas par amour particulier du pouvoir de contrôle et de surveillance qui a été reconnu à la Cour fédérale. Je continue même de croire que ceux qui, à l’origine, ont contesté la constitutionnalité de ce pouvoir avaient raison. Par conséquent, si l’on tient absolument à revenir sur ce pouvoir pour faire de la Cour fédérale une cour de compétence inférieure, cela me conviendra parfaitement, pourvu que ce soit d’une manière logiquement assumée.

Baroud d’honneur, your honour : une concession, mais trois critiques de l’affaire du juge Mainville

« Nous sommes tous d’avis que le pourvoi doit être rejeté, essentiellement pour les motifs exposés par la Cour d’appel du Québec. […] Les arguments fondés sur le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême […] ne résistent pas à l’analyse. Comme la Cour d’appel l’a indiqué […], le présent pourvoi concerne des dispositions constitutionnelles et législatives différentes et le raisonnement et les conclusions de ce renvoi ne s’appliquent pas en l’espèce. » Voilà comment, par la bouche du juge Wagner mais à l’unanimité, la Cour suprême a rapidement disposé de l’appel de l’avis de la Cour d’appel du Québec relatif à l’article 98 LC 1867.

Dans son avis du 21 mars 2014 sur sa loi constitutive, la Cour suprême du Canada avait estimé que l’expression « choisis […] parmi les avocats » de la province de Québec, à l’article 6, désignait les avocats actuels, à l’exclusion des anciens avocats. Le 23 décembre de la même année, la Cour d’appel du Québec a avalisé la thèse selon laquelle l’article 98 LC 1867, où il est question de juges « selected from the Bar » (la traduction française non officielle parle de juges « choisis parmi les membres du barreau »), et l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême ne devaient pas recevoir la même interprétation.

La réponse à la question de la constitutionnalité, en vertu de l’article 98 LC 1867, de la nomination d’un juge de la Cour d’appel fédérale à la Cour d’appel du Québec pouvait dépendre de celle donnée à plusieurs sous-questions. La Cour d’appel du Québec n’a su me convaincre que sur l’une d’entre celles-ci, mais d’une manière insuffisante à me faire changer d’avis sur celle-là : une telle nomination devait être tenue pour inconstitutionnelle. Suivent donc une concession, puis trois critiques de l’avis de la Cour d’appel que vient de cautionner la Cour suprême et dans lequel je vois justement trois grands ordres de motifs : textuel, historique et pratique.

Concession. Il est vrai que les « Courts of Quebec » au sens de l’article 98 LC 1867 ne sont que la Cour supérieure et la Cour d’appel

Dans mon billet du 24 juin 2014 ainsi que dans la lettre ouverte qu’avec mon collègue le professeur Hugo Cyr je faisais paraître le lendemain dans Le Devoir, j’affirmais que « ni le texte ni le contexte » de l’article 98 LC 1867 « ne restreint son champ d’application aux seuls juges des cours supérieures au sens large – c’est-à-dire des cours supérieures (au sens strict) et d’appel ». Je soutenais ainsi qu’à l’article 98 LC 1867 « juges du Québec » voulait bel et bien dire « juges du Québec », en ayant à l’esprit les membres de tous les tribunaux judiciaires de la province.

Cette interprétation n’est plus celle que je favoriserais. Elle voulait se justifier surtout par le compromis pratique auquel elle devait permettre d’en arriver en préservant la constitutionnalité de la nomination de membres de tribunaux judiciaires de compétence inférieure, dont la Cour du Québec, aux cours de justice de compétence supérieure. Or, puisque l’article « équivalent » – car il s’en distingue aussi par sa vocation transitoire d’origine – relatif aux autres provinces, l’article 97, prévoit expressément ne s’appliquer qu’aux juges nommés par le gouverneur général, je cède désormais devant l’objection de Léonid Sirota selon laquelle il serait problématique que « provincial court judges [be] ineligible for elevation to Superior Courts in common law provinces even if they are not in Québec ». Et sur le plan historique il est vrai que, à l’époque, de trop nombreux juges des juridictions québécoises de compétence inférieure, dont les juges de paix et les « commissaires », étaient des non-juristes pour qu’il fût l’intention du constituant de disposer autrement. Je me range donc maintenant derrière l’opinion – qui était aussi celle, non seulement du Procureur général du Canada, mais aussi de la Procureure générale du Québec, selon laquelle, tout comme l’article 97 pour les autres provinces, l’article 98 ne concerne, pour le Québec, que les nominations judiciaires prévues à l’article 96, soit celles des membres des cours « provinciales » de compétence supérieure, soit, à l’heure actuelle, la Cour supérieure et la Cour d’appel (par. 25 de l’avis de la CAQ).

Cette concession faite, il me restait à déterminer si l’on avait su me convaincre du fait que la meilleure interprétation à donner à l’expression « selected from the Bar » est celle qui lui fait dire « choisi par ceux qui ont déjà été admis au barreau aux fins de l’exercice de la profession d’avocat » plutôt que « choisi parmi les membres du barreau qui sont autorisés à exercer la profession d’avocat ».

Critique no 1. « From the Bar » comme voulant dire « ayant déjà été admis au barreau » : réfutation de l’argument de texte

L’argument de texte se résume comme suit. Parce que, dans la Loi sur la Cour suprême, l’expression « parmi les avocats » de l’article 6 relatif à la nomination des juges provenant du Québec se distingue, surtout dans la version anglaise, de l’expression « is or has been […] a barrister or advocate » de l’article 5 relatif à la nomination des juges provenant des autres provinces, il faudrait conclure que, à défaut de pouvoir se distinguer d’une expression équivalente à « is or has been » à l’article 97 LC 1867 relatif à la nomination des juges des cours supérieures des autres provinces, l’expression « selected from the Bar » de l’article 98 relatif à la nomination des juges des cours supérieures du Québec veut forcément dire « choisis parmi les membres actuels ou anciens ». Bref, la Cour d’appel est d’avis que, en principe, une expression telle que « parmi les avocats de… » ou « parmi les membres du barreau de… » veut aussi renvoyer aux anciens avocats ou membres du barreau. Ce ne serait donc qu’exceptionnellement qu’une telle expression pourrait ne vouloir dire que ce qu’elle dit. En plus d’être hautement contre-intuitif, cet « argument » n’en est pas un. Il est arbitraire. Il érige le particulier et contigent en général et nécessaire. Qui plus est, il est anachronique, car cette logique textuelle de la Loi sur la Cour suprême ne remonte qu’à 1886.

Critique no 2. « From the Bar » comme voulant dire « ayant déjà été admis au barreau » : réfutation de l’argument historique

Quant à l’argument d’ordre historique, il veut que des objectifs de nature différente président à l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême et à l’article 98 LC 1867. De l’avis de la Cour d’appel du Québec, lors des débats sur le projet de fédération, les « représentants du Bas-Canada auraient pu craindre qu’en accordant un pouvoir de nomination aussi important au gouverneur général, la pratique de nommer des juges d’origine étrangère, ou dénués de connaissance en droit privé local, reprendrait de plus belle. Mais, à une exception près, ce ne fut pas le cas » (par. 50 de l’avis de la CAQ). S’il fallait en croire la Cour d’appel, « l’article 98 [de la LC 1867] s’inscri[rait] dans un contexte précis et bien différent de celui qui entoura la création de la Cour suprême » (par. 52). Rien n’est plus faux.

En effet, dès lors qu’il fut proposé que le gouverneur général soit chargé de la nomination des juges des « cours supérieures » des provinces, les élites du Bas-Canada se sont inquiétées. C’est en réponse aux questions des députés que, le 21 février 1865, le solliciteur général du Canada-Uni, Sir Hector-Louis Langevin, intervient en assemblée pour dire que, « dans la constitution proposée, il y a un article qui porte que les juges des cours du Bas-Canada seront choisis parmi les membres du barreau de cette section […] ». Il se trompe toutefois en avançant que « [c]ette exception n’a été faite que pour le Bas-Canada ». Avant la résolution no 35 des 72 Résolutions de Québec d’octobre 1864, qui prévoyait que « [l]es juges des cours du Bas-Canada seront choisis parmi les membres du barreau du Bas-Canada », se trouvait la résolution no 34, qui prévoyait que, « [j]usqu’à ce qu’on ait consolidé les lois du Haut-Canada, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve et de l’Île-du-Prince-Édouard, les juges de ces provinces qui seront nommés par le gouverneur général seront pris dans les barreaux respectifs ». On y reconnaît aisément les futurs articles 97 et 98 LC 1867. Or la disposition concernant les provinces autres que le Québec fait dans les deux cas allusion à l’uniformisation prévue du droit des autres provinces (résolution n29.33, futur article 94 LC 1867) et se présente donc comme disposition de droit transitoire. C’est à bon droit que la Procureure générale du Québec a voulu rappeler à la Cour suprême que, « [d]e fait, dès la Conférence de Québec, certains Pères de la Confédération ont manifesté le souhait d’avoir un système de droit uniforme et un seul barreau pour tout le Canada. La réalisation d’un tel objectif était, toutefois, impossible étant donné la position du Bas-Canada » (par. 50 du mémoire de la PGQ devant la CSC). Si l’adoption de l’article 96 LC 1867 a généré peu de débats, c’est que l’article 98 venait en limiter les risques, non pas que la question avait perdu de son importance. Compris notamment à la lumière des conditions de nomination à la Cour supérieure et à la Cour du Banc de la Reine (ancêtre de la Cour d’appel du Québec comme cour permanente) qui étaient prévues dans les lois du Canada-Uni qui devaient être transitoirement reconduites, cet article 98 était tenu pour clair. De distinguer les enjeux de l’article 98 de la LC 1867 de ceux des dispositions qui, dans l’histoire de la Cour suprême, ont assuré à celle-ci un contingent de juges québécois relève de la fabrication.

La lutte pour la « représentation du droit québécois » au sein de la composition de la Cour suprême du Canada s’est inscrite dans le prolongement direct de celle qui, de longue haleine, avait mené aux acquis que visait à préserver l’article 98 LC 1867. Dès 1865, la possibilité projetée (par la résolution no 29.34) que, au sein de la fédération des colonies, le nouveau parlement fédéral puisse créer une « cour générale d’appel » inquiète par exemple le député Henri-Elzéar Taschereau : « Nous avons la garantie que nous aurons nos tribunaux locaux, que nos juges seront pris parmi les membres du barreau du Bas-Canada, et que nos lois civiles seront maintenues; mais pourquoi établir une cour d’appel fédérale dans laquelle il y aura appel des décisions rendues par tous nos juges […]? » (par. 104 du mémoire de la PGQ devant la CSC). Après l’entrée en vigueur de la LC 1867, la création d’une telle cour sera d’abord proposée en 1869, puis en 1870, avant de devenir réalité en 1875, par une loi constitutive prévoyant que deux de ses six juges « seront pris parmi les juges de la Cour supérieure ou de la Cour du Banc de la Reine, ou parmi les avocats de la province de Québec » (Acte de la Cour suprême et de l’Échiquier, SC 1875, c. 11, art. 4). Il est évident que, en l’étendant à ce nouvel échelon de la hiérarchie judiciaire, c’est la logique de l’article 98 LC 1867 qui est reprise ici. Il ne fait selon moi aucun doute que la Procureure générale du Québec était dans le vrai en affirmant qu’il « ressort des débats entourant la création de la Cour suprême que c’est la crainte que la garantie dont bénéficiait [sic] les cours supérieures du Québec en vertu de l’article 98 LC 1867 soit contrecarrée par l’établissement d’un nouveau tribunal d’appel qui a incité les représentants du Québec à exiger une représentation de juges du Québec au sein de la Cour suprême. […] Avec égards, la Cour d’appel insiste à tort sur le fait que l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême consacre un compromis historique qui serait limité à la création de la Cour suprême » (par. 111-112 de l’avis de la CAQ).

Or la prise en compte de l’histoire fondait un argument bien plus fort, que la Cour d’appel n’a fait qu’évoquer (par. 61 de l’avis de la CAQ), mais que le Procureur général du Canada avait brillamment exposé (par. 65 à 84 du mémoire du PGC devant la CAQ). Cet argument est que la catégorie de « membre du barreau » d’une province est définie, non pas par la loi constitutionnelle, mais par la loi ordinaire provinciale et les règlements des différents barreaux provinciaux, de sorte que, dans l’histoire – et encore aujourd’hui d’une province à l’autre – les juges, ou certains d’entre eux, ont pu conserver, tel quel ou modifié, leur statut de membre du barreau après leur nomination. Partant, en 1867, l’expression « selected from the Bar » aurait été appelée à couvrir les juges des cours de compétence inférieure qui continuaient d’appartenir au barreau de la province. Relevons en passant que ce n’est que depuis 1967, et ce, par inadvertance apparemment, que, avec l’abolition du statut de membre honoraire, la loi québécoise relative au barreau prive les juges de toute appartenance à cet ordre professionnel (par. 82-84 du mémoire du PGC devant la CAQ). Dans leur mémoire devant la Cour d’appel, les procureurs des Cris soutenaient ainsi « qu’au moment de la rédaction de l’article 98 de la Loi constitutionnelle de 1867, les juges étaient considérés comme étant toujours des membres du Barreau du Bas-Canada » (par. 63 du mémoire du Grand conseil des Cris et du Gouvernement de la Nation crie devant la CAQ). Faisant encore un pas de plus, ils, ainsi que le Procureur général du Canada, ont réussi à convaincre la Cour d’appel du Québec de ce que, à l’article 98 LC 1867, « from the Bar » voulait dire « ayant déjà été admis à l’exercice de la profession d’avocat par le barreau ». L’argument a presque réussi à me convaincre.

Or, en 1867, « selected from the Bar », à l’article 98 LC 1867, devait manifestement être compris à la lumière des conditions de nomination à la Cour supérieure et à la Cour du Banc de la Reine du Bas-Canada, conditions qui étaient prévues dans les lois du Canada-Uni, dont l’article 129 LC 1867 prévoyait, de façon transitoire, le maintien en vigueur. Et il se trouve que ces conditions opposaient, comme catégories de candidats, celle des membres du barreau à celle de juges de tribunaux précisément indiqués. Cela exclut donc une catégorie de juges d’autres juridictions ayant conservé une forme ou une autre d’appartenance au barreau qui, au Bas-Canada, n’a été constitué par la loi qu’en 1849 (Acte pour l’incorporation du Barreau du Bas-Canada, S.C. (1849) 12 Vict., c. 46). En effet, l’article 4 de l’Acte pour amender les lois relatives aux cours de juridiction civile en première instance dans le Bas-Canada (SC (1849) 12 Vict., c. 38), qui porte création de la Cour supérieure – nom qui provient sans doute, comme le suggère Donald Fyson, des anciens « superior terms » de la Cour du banc du roi (ou de la reine) – prévoyait « qu’aucune personne ne sera nommée juge de la dite cour supérieure, à moins qu’immédiatement avant nomination elle ne soit juge de l’une des dites cours du banc de la reine, ou juge de circuit ou de district, ou avocat de dix ans de pratique au moins au barreau du Bas-Canada ». La mention de juge de district m’intrigue, car à ma connaissance les Cours de District (et les Cours de Division) avaient été abolies en 1843 (SC 7 Vict., c. 16, 18 et 19). Quant à l’Acte pour établir une cour ayant juridiction en appel et en matières criminelles pour le Bas-Canada (S.C. (1849) 12 Vict., c. 37), qui portait création de la Cour du Banc de la Reine du Bas-Canada en tant que cour d’appel permanente, son article 2 prévoyait que « personne ne sera nommé juge-en-chef ou juge puisné comme susdit, à moins d’avoir été, lors de sa nomination, juge de l’une des diverses cours du banc de la Reine dans le Bas-Canada, ou juge de la cour supérieure, ou juge de circuit, ou à moins d’avoir été avocat pratiquant pendant au moins dix ans au barreau du Bas-Canada […] ». Ici, malgré une rédaction moins habile, « avoir été avocat » devait aussi se vérifier au moment de la nomination, et « pendant » voulait dire « depuis ». La version anglaise parle d’ailleurs d’un « Advocate of at least ten years’ standing at the Bar of Lower-Canada ».

Au-dessous de la Cour supérieure venait en effet la Cour de Circuit, alors héritière de la compétence de l’ancienne Cour du Banc de la Reine « en termes inférieurs ». En 1857, l’article 13 de l’Acte pour amender les actes de judicature du Bas Canada (SC (1857) 20 Vict., c. 44) abolit la charge de juge de circuit et prévoit que la Cour de Circuit sera tenue par les juges de la Cour supérieure qui « auront tous les pouvoirs et les devoirs accordés et attribués à tout juge de circuit à l’époque à laquelle la présente section sera mise à effet ». Cela ne veut aucunement dire que la Cour de circuit, dont la compétence est large mais d’attribution, devient pour autant une cour de compétence supérieure, quoiqu’elle dispose d’un pouvoir de surveillance et de contrôle. Mais la doctrine et la jurisprudence canadiennes semblent unanimes à voir une cour de compétence supérieure dans la nouvelle forme que prend cette juridiction, qui sera abolie en 1952, alors que sa compétence sera attribuée à la Cour (provinciale inférieure) de magistrat, et ce, en vertu d’une loi de 1945 (S.Q. 9 Geo VI, c. 19). Au tournant du XXe siècle, des lois québécoises visant à remplacer la Cour de circuit par la Cour de magistrat dans la région de Montréal auront été désavouées par le gouverneur général. Quoi qu’il en soit du statut de cette nouvelle Cour de Circuit dans la hiérarchie judiciaire, nonobstant le fait qu’elle abolit la charge de juge de circuit, la loi de 1857 prévoit de manière transitoire, à son article 10, que « les nouveaux juges de la cour [supérieure] et tous les juges qui y seront nommés à l’avenir seront choisis parmi les juges de circuit d’alors et les avocats de dix années de pratique au moins dans le barreau du Bas-Canada […] ». La catégorie des juges de district disparaît, et celle des juges de circuit est appelée à le faire.

À l’occasion de la refonte de 1861, l’Acte concernant la Cour supérieure (S.R.B.-C. 1861, c. 78) est mis à jour, et son nouvel article 7, relatif aux conditions de nomination, se lit comme suit : « Le juge en chef et les juges de la cour supérieure, en office lors de la mise à effet de la section neuf de l’acte 20 V. c. 44, continuent à l’être en vertu de la commission qu’ils avaient alors; les nouveaux juges de la cour ont été choisis parmi les juges de circuit d’alors, et les avocats de dix années de pratique au moins au barreau du Bas Canada;– et tous les juges qui seront nommés à l’avenir seront choisis parmi les dits avocats ayant pratiqué pendant le même nombre d’années. » Désormais, seuls les avocats en exercice depuis dix ans au Barreau du Bas-Canada seront éligibles à la charge de juge de la Cour supérieure du Bas-Canada. Quant à l’Acte concernant la Cour du Banc de la Reine (S.R.B.-C. 1861, c. 77), son nouvel article 2 se lit comme suit : « Nul ne sera nommé juge-en-chef ou juge puisné, à moins d’avoir été, lors de sa nomination, juge de la Cour supérieure du Bas Canada, ou à moins d’avoir été avocat pratiquant pendant au moins dix ans au barreau du Bas Canada. » La formulation est la même qu’en 1849, à cette exception près que les catégories de candidats formées des juges des anciennes et diverses cours du banc de la Reine du Bas-Canada et des juges de circuit sont abolies. En 1864, une cour d’appel intermédiaire devant prendre place entre la Cour supérieure et la Cour du Banc de la Reine est créée : la Cour de révision, qui sera abolie en 1920 (S.Q. (1920) 10 Geo. V, c. 79). L’article 20 de sa loi constitutive (S.C. (1864) 27-28 Vict., c. 39) prévoit cependant qu’elle se composera de « trois juges de la cour supérieur à Montréal ou à Québec », de sorte que cette réorganisation judiciaire est sans conséquence sur les conditions de nomination aux tribunaux auxquels s’appliquera bientôt l’article 98 LC 1867. Nous y voilà : la thèse selon laquelle l’expression « from the Bar », à cet article, serait alors comprise comme voulant dire « détenant une forme ou une autre de statut de membre du barreau (dont celui que pourrait avoir le membre d’un tribunal non désigné par les lois du Canada-Uni relatives aux conditions de nomination à la Cour supérieure et à la Cour du Banc de la Reine du Bas-Canada) » se révèle des plus improbables. Cette thèse ne peut aucunement militer en faveur de celle selon laquelle, de nos jours, l’expression qui nous occupe devrait vouloir dire « ayant déjà été admis à l’exercice de la profession d’avocat par le barreau ».

La Procureure générale du Québec était du reste fondée de souligner que, dans les premières décennies qui ont suivi l’entrée en vigueur de la LC 1867, le Parlement fédéral n’a pas jugé utile de modifier les conditions de nomination des juges de la Cour supérieure et de la Cour du Banc de la Reine du Québec qui étaient posées par les lois du Canada-Uni (par. 77 du mémoire de la PGQ devant la CSC). Avec les autres dispositions des lois du Canada-Uni dont le contenu relevait maintenant de la compétence du Parlement fédéral, celles qui nous intéressent ici n’ont été abrogées qu’à la faveur de la refonte de 1886 (Acte concernant les statuts révisés du Canada, SC (1886) 49 Vic. c. 4). Qui plus est, elles n’ont été remplacées par le législateur fédéral qu’en 1912 (Loi modifiant la Loi des juges, S.C. (1912) 2 Geo. V, c. 29, art. 9). Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de dire que ces conditions « préconfédératives » de nomination aux cours de compétence supérieure du Québec ont été constitutionnalisées dans le détail par l’article 98 LC 1867. Je suis plutôt en train de dire que c’est à leur lumière que s’éclaire d’abord le sens de l’expression « from the Bar » qu’on trouve à ce dernier article. Et les paragraphes qui précèdent ne laissent guère douter du fait que c’est la Procureure générale du Québec qui avait raison en soutenant que, « au moment de la Confédération, les conditions de nomination aux tribunaux supérieurs du Québec étaient bien établies. Seuls les membres du Barreau du Bas-Canada et des tribunaux supérieurs de la province pouvaient y accéder » (par. 71 du mémoire de la PGQ devant la CSC). La Cour d’appel du Québec reconnaît elle-même dans son avis que, « pendant la période préconfédérative, seuls les juristes qui depuis dix ans étaient avocats en exercice, ou qui étaient juges de la Cour supérieure, de district ou de comté, pouvaient devenir juges à la Cour du Banc de la Reine » (par. 72 de l’avis de la CAQ).

Relevons au passage que, si, de la part de la Cour d’appel, d’interpréter l’article 98 LC 1867 à la lumière des lois du Canada-Uni qui en constituaient le contexte historique s’imposait et n’aurait pas été une erreur, en revanche, d’interpréter ce même article constitutionnel à la lumière des dispositions de la loi ordinaire postérieure à l’entrée en vigueur de la LC 1867, dispositions dont cet article qui nous occupe fonde les conditions de validité, en était une (par. 58-67 de l’avis de la CAQ). Je partage donc aisément l’opinion de la Procureure générale du Québec selon laquelle, « contrairement à ce qu’avance l’avis de la Cour d’appel, une loi fédérale ne peut servir à interpréter une disposition constitutionnelle dont le rôle est d’encadrer le pouvoir du gouvernement fédéral sur une institution provinciale » (par. 97 du mémoire de la PGQ devant la CSC). Il n’agit ici d’une notion élémentaire et universelle de droit constitutionnel. Encore là, contrairement à la reconstruction à laquelle la Cour d’appel se livre à l’invitation du Procureur général du Canada (par. 88-99 du mémoire du PGC devant la CAQ), l’histoire de la loi fédérale relative aux conditions de nomination aux cours de compétence supérieure n’est pas de continuité mais de rupture. Ce n’est que depuis 1976 que, outre les avocats de la province, d’anciens avocats de la province devenus juges de la cour provinciale ou de la Cour suprême du Yukon ou des Territoires du Nord-Ouest peuvent être nommés aux cours de compétence supérieure de cette même province (Loi modifiant la Loi sur les juges et d’autres dispositions concernant la magistrature, SC 1976-1977, c. 25, art. 1). Quant aux avocats de la province qui sont devenus juges des cours fédérales, ils ne le peuvent que depuis une modification apportée à la loi en 1996, de manière à inclure les anciens avocats de la province « ayant exercé à temps plein des fonctions de nature judiciaire à l’égard d’un poste occupé en vertu d’une loi fédérale ou provinciale » (Loi modifiant la Loi sur la Cour fédérale, la Loi sur les juges et la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LC 1996, c. 22, art. 2).

Critique no 3. « From the Bar » comme voulant dire « ayant déjà été admis au barreau » : réfutation (partielle) de l’argument pratique

La Cour d’appel du Québec et, à sa suite, la Cour suprême du Canada faisaient face à une réalité pratique qu’elles ont pu tenir pour contraignante : « Ce ne sont pas tous les juges de toutes les cours supérieures canadiennes, en première instance ou en appel, qui ont accédé à la magistrature en provenance directe du barreau d’une province, loin de là. […] Beaucoup ont été nommés à une cour supérieure après avoir exercé une fonction judiciaire dans un tribunal visé par le paragraphe 14 de l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 59 de l’avis de la CAQ). Dans son billet du 26 juin 2014, Léonid Sirota donnait l’exemple de la juge Abella, qui, en 1992, avait été nommée à la Cour d’appel de l’Ontario alors qu’elle était juge de la Cour provinciale de cette même province. Concernant le Québec, la Procureure générale de cette province a dû concéder que, « depuis 1867, les juges des cours supérieures sont régulièrement choisis [non seulement] parmi les membres du Barreau, mais également parmi les membres des tribunaux judiciaires du Québec » (par. 81 du mémoire de la PGQ devant la CSC). Bref, il était devenu pratiquement impossible de reconnaître l’inconstitutionnalité d’un aussi grand nombre de nominations judiciaires, sur une période du reste aussi longue.

Toutefois, il en va autrement de la nomination, à une cour visée par l’article 97 ou par l’article 98 LC 1867, d’un juge fédéral ou territorial. Dans son billet du 14 juillet 2014, Paul Daly donnait l’exemple du juge Robertson qui, en 2000, avait été nommé juge de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick alors qu’il était juge de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada. Or le fait que la nomination d’un juge fédéral à une cour visée par les articles 97 ou 98 LC 1867 fût inusité devait normalement tomber à pic, compte tenu de l’avis de la Cour suprême du 21 mars 2014 relatif aux articles 5 et 6 de sa loi constitutive. Regrettablement, la Cour suprême ne l’a pas entendu de cette oreille.

Le droit n’est pas censé permettre que soit fait indirectement ce qu’il interdit de faire directement. La Cour suprême du Canada vient pourtant de permettre, en le faisant transiter par la Cour supérieure ou par la Cour d’appel du Québec, au gouverneur en conseil de nommer à cette même Cour suprême du Canada, à titre de juge du Québec, un (ancien) juge fédéral, ce dont elle nous avait dit que, en vertu de l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême (constitutionnalisé par l’al. 41d) LC 1982), c’était impossible de faire directement. Contrairement à la formule sommaire des motifs oraux juge Wagner, il ne devait pas faire de toute, non seulement que « [l]es articles 98 LC 1867 et 6 de la Loi sur la Cour suprême sont deux dispositions constitutionnelles participant à la protection du système civiliste dans le cadre des nominations judiciaires par le gouverneur général » (seul ou en conseil), de sorte qu’il importait « de concilier leur interprétation de manière à assurer la cohérence de la structure constitutionnelle canadienne » (par. 113 du mémoire de la PGQ devant la CSC), mais aussi, et plus particulièrement, qu’il était capital de s’assurer que l’interprétation jurisprudentielle de l’article 98 LC 1867 ne permette pas de faire indirectement ce que celle de l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême ne permet pas de faire directement. Or l’interprétation de l’article 98 LC 1867 que vient d’avaliser la Cour suprême du Canada « pourrait miner significativement la confiance du public envers le système judiciaire canadien » (par. 125 du mémoire de la PGQ devant la CSC). On est certes autorisé à penser que la Cour suprême vient de désavouer son avis dans « l’affaire du juge Nadon ». On l’est encore davantage de craindre que c’est ce que pensera le grand public.

La solution proposée par la Procureure générale du Québec devant la Cour suprême était d’interpréter « from the Bar of that province », à l’article 98 LC 1867, comme voulant dire « parmi les membres actuels du Barreau du Québec ou ceux des tribunaux judiciaires québécois ». Une telle solution aurait d’ailleurs pu et dû être appliquée (mutatis mutandis, évidemment) à l’interprétation de l’article 97 LC 1867. Une telle solution aurait représenté un bien meilleur compromis entre le droit et les faits.

Reste à voir, comme l’a relevé Léonid Sirota, si, par le truchement de son nouveau Code de déontologie des avocats, le Barreau du Québec n’a pas lui-même renoncé à la protection de l’avis rendu par la Cour suprême dans l’affaire Nadon. En effet, parmi les charges de juge, le nouvel article 139.1 du Code tient pour incompatible avec l’exercice de la profession d’avocat la seule « fonction de juge suivant la Loi sur les tribunaux judiciaires (chapitre T-16) et de juge municipal à titre permanent et à temps complet », ce qui exclut notamment celle de juge d’une cour fédérale.

The Elephant in the Room : l’inexplicable constitutionnalité de l’intégralité des traités modernes

À l’occasion de ma série de billets sur l’arrêt Tsilhqot’in, j’avais affirmé que, si elle devait être tenue pour cruciale, la question de la portée précise de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones et des conditions auxquelles les provinces peuvent constitutionnellement intervenir en ce domaine qu’est le droit des autochtones n’avait pourtant toujours pas trouvé de réponse satisfaisante. Cette réponse serait nécessaire à l’explication des conditions de validité des traités dits “modernes” qui portent règlement d’une revendication de droits ancestraux territoriaux ainsi que des dispositions législatives, fédérales comme provinciales, relatives à leur mise en œuvre.

Je ne prétends évidemment pas répondre définitivement à cette question dans les paragraphes qui suivent. J’aimerais plutôt me servir de la tribune qui m’est ici généreusement offerte pour mettre à l’épreuve les résultats préliminaires d’une analyse qu’il reste à approfondir. Je dois admettre d’entrée que je suis un peu choqué par les conclusions que, provisoirement du moins, je me suis résigné à tirer. L’intérêt virtuel des développements qui suivent est de s’attaquer de front à un problème juridique sans doute complexe. Mais ce problème est peut-être au contraire un “éléphant dans la pièce”, c’est-à-dire un de ceux dont il est convenu qu’il vaut mieux ne pas le soulever.

À deux reprises, l’Accord définitif Nisga’a (1998), un traité moderne constitutif d’un gouvernement autochtone, a vu sa constitutionnalité être contestée en justice, et ce, notamment sur la base de la répartition fédérative des compétences, au motif que celle-ci ne permettrait pas une telle institution d’un « troisième ordre de gouvernement ». Dans l’affaire Campbell, la cour supérieure de la Colombie-Britannique a rejeté cette thèse au motif que la répartition fédérative des compétences qui est prévue à notre loi suprême ne serait pas « exhaustive », de sorte que s’y déroberait la compétence correspondant au droit à l’autonomie gouvernementale que comprendrait le titre aborigène « in its full form ». Dans l’affaire Sga’nism Sim’augit, la cour d’appel de la Colombie-Britannique fut unanimement d’avis qu’il ne lui était pas nécessaire de se prononcer sur le bien-fondé de cette thèse judiciaire (par.45). À mon sens, cette thèse est nulle. D’abord, c’est à la Cour suprême du Canada qu’il revient, le cas échéant, de renverser le principe de l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Pamajewon. Ensuite, jamais la jurisprudence de la plus haute cour au pays n’a encore dérobé les droits ancestraux et issus de traités à la répartition fédérative des compétences, cette jurisprudence faisant plutôt – non sans poser problème, j’en conviens – ressortir les droits garantis par l’art. 35 de la LC 1982 à compétence fédérale exclusive prévue au par. 91(24) de la LC 1982. Sur ce plan, tout ce qu’est venu faire l’arrêt Tsilhqot’in est de retrancher les droits constitutionnels des peuples autochtones du « cœur » de cette compétence fédérale, au sens où l’entend la théorie jurisprudentielle de la protection des compétences exclusives. Enfin, la thèse selon laquelle la répartition fédérative des compétences n’est pas « exhaustive » tient de la contradiction dans les termes. De dire que les droits ancestraux et issus de traités ne sont pas l’objet d’une compétence législative est une chose. De dire que, en tout ou partie, ils coïncident avec une compétence qui échappe au partage fédératif en est une autre. Dans toute fédération, c’est l’ensemble de la compétence législative qui est partagée entre les sphères fédérale et fédérées de pouvoir. C’est pourquoi toute loi constitutionnelle fédérative prévoit normalement l’attribution d’une compétence résiduelle. Certes, la fédération canadienne a représenté une exception, mais cela seulement durant sa période coloniale, qui s’arrête en 1926. De 1867 à 1926, l’empire s’était réservé la compétence sur les relations intercoloniales, coloniales-impériales et internationales, la répartition originelle de 1867 en les sphères de pouvoir fédérale et fédérée de la nouvelle colonie s’étant limitée aux compétences jusqu’alors déjà reconnues aux colonies d’Amérique du Nord britannique. Avec l’accession du Canada au statut d’État souverain au sens du droit international public, les compétences réservées du législateur impérial se sont transférées au législateur fédéral canadien. C’est ce que suggère entre autres l’arrêt Croft v. Dunphy, [1933] A.C. 156.

L’argument avec lequel il a été principalement disposé de l’affaire Sga’nism Sim’augit par la cour d’appel de la Colombie-Britannique était que, relativement à l’institution d’un gouvernement autochtone, le traité de 1999 avec les Nisga’a et ses lois de mise œuvre correspondaient à une forme de délégation de pouvoir législatif inconstitutionnelle parce que définitive. La réponse de la cour d’appel à cette objection est faible. Elle consiste à dire que la délégation en question n’est pas définitive, parce que les législateurs fédéral et provinciaux peuvent, en matière de droits issus de traités, recourir au test de l’arrêt Sparrow, test pourtant relatif à seule restriction des droits constitutionnels que l’art. 35 de la LC 1982 garantit aux peuples autochtones. En réalité, la seule délégation qui est clairement interdite à un législateur est la délégation « horizontale », c’est-à-dire celle qui serait faite en faveur du législateur de l’autre des deux sphères (fédérale et fédérée) de pouvoir, et ce, même si, en raison du principe établi selon lequel le parlement actuel ne peut pas lier un parlement à venir, une telle délégation ne saurait être définitive. La ou (plus exactement) les délégations en cause dans cette affaire n’étaient pas horizontales. Par contre, la tension entre, d’une part, la protection constitutionnelle des compétences d’un « gouvernement autochtone » par le biais de celle des droits issus de traités et, d’autre part, le principe selon lequel le législateur ordinaire actuel (fédéral ou provincial) ne peut lier ses successeurs était bien réelle. Cette question aurait mérité un meilleur traitement.

Si la jurisprudence avait situé les droits constitutionnels des peuples autochtones sur le même plan que les droits et libertés garantis par la Charte canadienne – c’est-à-dire dans la constitution des droits par opposition à celle des pouvoirs – alors ces droits auraient échappé au partage fédératif des compétences, et il aurait été possible de voir dans les dispositions de l’art. 35 de la LC 1982 relatives aux droits issus de traités l’aménagement d’une forme de pouvoir constituant, qui serait ainsi venue s’ajouter à la partie V de ce même loi constitutionnelle. Suivant un tel scénario, la mise en œuvre, par le Parlement fédéral et la législature provinciale, d’un traité conclu avec des autochtones aurait pu être tenue pour relever de l’exercice de ce pouvoir constituant plutôt de l’acte de législateurs ordinaires séparés. De cette façon les principes relatifs à la délégation législative et aux rapports entre législateurs actuels et futurs auraient-ils été facilement écartés. Or il n’en est rien, la jurisprudence prévoyant plutôt que, du moins à titre principal, les droits issus de traités des peuples autochtones relèvent de la compétence sur les autochtones que le par. 91(24) de la LC 1867 attribue en propre au législateur fédéral. En d’autres termes, en plus de voir sa dimension porteuse de droits en faveur de la partie autochtone être protégée constitutionnellement par l’article 35 de la LC 1982, le contenu d’un traité relève toujours ou, en d’autres termes, doit toujours relever principalement de la compétence fédérale sur les autochtones. Il ne pourrait qu’accessoirement relever de compétences autres, que celles-ci soient fédérales exclusives, provinciales exclusives ou concurrentes. Dans tous les cas, il relève entièrement de la répartition fédérative des compétences. Formellement, la loi de mise en œuvre d’un traité tient donc de la loi ordinaire. Dès lors qu’il est question de la mise en œuvre de droits-compétences issus de traités, force est donc de conclure à une forme de délégation législative. Comme nous l’avons vu, celle-ci n’est pas « horizontalement » inconstitutionnelle. En ce qui concerne son caractère définitif maintenant, la seule manière de soutenir la thèse de sa constitutionnalité est d’affirmer qu’ici l’interdiction normalement faite au législateur actuel de lier ses successeurs est spécialement levée par l’article 35 de la LC 1982.

À l’exception des Traités de Williams de 1923 à la négociation desquels prit part le gouvernement ontarien, tous les traités conclus avec des autochtones après la fédération de 1867 ne l’ont été que par les autorités fédérales. Quant à eux, les traités modernes sont aussi conclus avec le gouvernement provincial, le cas échéant. Il serait faux d’affirmer que l’état actuel de notre droit (ou même celui de notre doctrine) indique clairement si une telle participation du gouvernement provincial est juridiquement nécessaire. Une telle approche laisse entendre que certains aspects des traités modernes (et bien sûr de leur mise en œuvre) peuvent relever de la compétence des provinces. Si un « traité autochtone » se définit en fonction d’un contenu obligationnel relatif aux droits fondamentaux d’une communauté autochtone en tant que telle, alors, en vertu des principes généraux relatifs à la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, on pourrait vouloir conclure que seul le gouvernement fédéral peut y être partie. En revanche, la forme la plus élémentaire de compréhension du fédéralisme comme forme d’organisation d’un État s’entend du principe selon lequel, dans toute fédération, chacune des attributions de compétence doit avoir des limites matérielles ; aucune attribution ne saurait être matériellement illimitée. Partant, la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, y compris celle relative aux traités conclus avec des collectifs autochtones, ne peut pas être sans bornes.

Dans l’arrêt Howard (p. 308), la Cour suprême a suggéré, en négatif, que les provinces seraient compétentes pour conclure seules des traités autochtones portant autre chose qu’une cession de territoire. Rappelons au passage que certaines « conventions complémentaires » de la CBJNQ, dont la Convention complémentaire no 24, n’ont pas été signées par les autorités fédérales. Voilà qui pourtant paraît difficilement compatible avec les arrêts Simon (p. 411) et Morris (par. 43 et 91), suivant lesquels les droits autochtones issus de traités relèvent de la compétence fédérale sur les « Indiens » et les terres qui leur sont « réservées ». Une manière de concilier les deux thèses serait de soutenir que, si la participation du gouvernement fédéral est nécessaire à la validité de tout traité conclu avec des autochtones (de sorte que le gouvernement d’une province ne saurait conclure seul un tel traité avec), en revanche il peut arriver, en fonction de la portée de son contenu, qu’un traité donné avec des autochtones ne puisse être conclu par le seul gouvernement fédéral, qui doit plutôt s’assurer de la participation du gouvernement provincial concerné. Dans l’arrêt Grassy Narrows, la juge en chef McLachlin a affirmé que, nonobstant les dispositions d’un traité, « [l]e paragraphe 91(24) [de la LC 1867] ne confère pas au Canada le droit de prendre des terres provinciales à des fins exclusivement provinciales » (par. 37). Cela suggère à mon sens que de grands pans du contenu matériel des traités modernes conclus et à venir ressortissent en réalité à la compétence exclusive des provinces, même si celles-ci ne pourraient sans doute pas seules conclure un traité avec un groupe autochtone. Si cette toute dernière hypothèse devait se révéler fausse (et donc que les provinces pouvaient signer seules certains traités), en revanche il faudrait se rappeler qu’il n’a jamais été mis en doute que seul le gouvernement fédéral peut recevoir une cession de droits ancestraux.

L’interprétation qui me semble être la plus rigoureuse est que, la compétence fédérale exclusive sur les autochtones ne pouvant pas être illimitée et celle de conclure des traités avec les autochtones en faisant partie, rien ne garantit que chacune des dispositions des traités modernes présente au minimum un double aspect, de sorte qu’il est vraisemblable que certaines de ces dispositions ne fassent, en réalité, pas validement partie d’un tel traité, ne soient porteuses d’aucun droit issu de traité au sens de l’article 35 de la LC 1982 et n’aient force de loi qu’à la faveur de la loi ordinaire qui les met en œuvre.

D’autre part, même à concéder, aux seules fins de la discussion, que certaines dispositions des traités modernes, outre la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, peuvent, en présentant un double aspect, ressortir aussi, en en tant que telles, à la compétence exclusive des provinces – de sorte que les provinces auraient une (pourtant improbable) compétence partielle de conclure des traités avec les autochtones –, il n’en demeure pas moins que, dans les faits, nombre de dispositions de certaines lois provinciales de mise en œuvre de tels traités se rapportent plutôt à des stipulations dont le « rattachement » dominant est plutôt avec cette compétence fédérale exclusive sur les autochtones. Ces lois à contenir des dispositions d’une constitutionnalité plus que douteuse sont notamment lois provinciales suivantes de mise en œuvre de la CBJNQ et de la CNEQ : Loi sur les autochtones Cris, Inuits et Naskapis, LRQ, c. A-33.1 ; Loi sur le régime des terres dans les territoires de la Baie-James et du Nouveau-Québec, LRQ, c. R-13.1 ; Loi sur les villages cris et le village naskapi, LRQ, c. V-5.1 ; Loi sur les villages nordiques et l’Administration régionale Kativik, LRQ, c. V-6.1.

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 4: répartition fédérative des compétences et droits des peuples autochtones (sous-partie 2 de 2)

Retour sur le dernier billet

Dans mon dernier billet, à l’appui de ma thèse selon laquelle c’est à tort que, dans Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin affirme que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n’avait jusqu’alors pas bien établi que les droits spéciaux garantis aux peuples autochtones par l’article 35 de la LC de 1982 faisaient partie du cœur protégé de la compétence sur les autochtones que le par. 91(24) de la LC de 1867 attribue en propre au législateur fédéral, j’aurais dû ajouter ce qui suit.

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin écrit que, « [d]ans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, [la] Cour a supposé que l’exclusivité des compétences [sic] ne s’appliquait pas en cas de conflit entre une loi provinciale et des droits issus d’un traité » (par. 136). Elle ne précise pas sa référence d’un no de paragraphe ou de page. Or je n’ai rien trouvé de tel dans l’arrêt Marshall, qui ne traite aucunement de la théorie de la protection des compétences exclusives. Voulant pourtant prendre appui sur cet arrêt, la juge en chef entreprend d’écarter l’arrêt Morris, dont l’un des motifs déterminants était que cette théorie s’applique bel et bien à la protection des droits issus de traités (par. 42-43). Dans Tsilhqot’in, la juge en chef veut justifier la mise à l’écart de cet arrêt par le soi-disant fait que, « dans l’arrêt Morris, [la] Cour a fait une distinction avec l’arrêt Marshall puisque le droit issu du traité en question dans Marshall était un droit de nature commerciale » (par. 137). Cela n’avait pourtant rien à voir. Toute « distinction » n’est pas « distinguishing ». Dans Morris, les motifs majoritaires des juges Deschamps et Abella ne font que souligner que la vérification d’une atteinte à un droit issu de traité varie suivant qu’il s’agit d’un droit qui a une portée commerciale ou non. Dans les deux affaires, la Cour a conclu à une telle atteinte. Dans l’arrêt Morris, l’arrêt Marshall, qui n’est d’ailleurs d’aucun intérêt pour la question sur laquelle la juge en chef le mobilise dans Tsilhqot’in, figure parmi les arrêts appliqués, et non parmi les affaires qu’il fallait « distinguer », au sens jurisprudentiel du terme.

Intervention précise de l’obiter dictum relatif à la protection des compétences exclusives

Dans l’obiter dictum de la motivation unanime de l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef a, accessoirement, voulu répondre à la question de « savoir si les droits visés à l’art. 35 [de la LC de 1982] font partie du contenu essentiel du pouvoir fédéral de faire des lois relatives aux “Indiens” prévu au par. 91(24) » (par. 135, voir aussi par. 138). Sa réponse est précisément la suivante, qui prend la forme préalable d’une autre question, en l’occurrence une question d’utilité ou de fonctionnalité, suivie immédiatement d’une véritable réponse : « Alors, à quoi peuvent encore servir l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences et la notion que les droits ancestraux font partie du contenu essentiel du pouvoir fédéral sur les « Indiens » prévu au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ? Il faut répondre comme suit : elles ne servent à rien. » (par. 140) Plus loin : « J’estime que, conformément aux commentaires formulés dans les arrêts Sparrow et Delgamuukw, la réglementation provinciale d’application générale s’appliquera à l’exercice des droits ancestraux, notamment au titre ancestral sur des terres, sous réserve de l’application du cadre d’analyse relatif à l’art. 35 qui permet de justifier une atteinte. » (par. 150) On remarquera à regret l’inadéquation entre la réponse et la question. Celle-ci portait plus généralement sur « les droits visés à l’art[icle] 35 » de la LC de 1982, droits qui, outre les ancestraux dont seuls traite la réponse, s’étendent à ceux issus de traités. Mais il n’y a aucune raison pour que cette exclusion de la protection du cœur de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones ne couvre pas les droits issus de traité aussi bien que les droits ancestraux.

Donc, sur le plan précis de la répartition fédérative des compétences – répartition qui est une composante de la constitution des pouvoirs –, les lois provinciales valides sont systématiquement applicables « aux terres détenues en vertu d’un titre ancestral » (par. 106), (à plus forte raison) à celles qui sont grevées de droits ancestraux « usufructuaires » et, selon toute vraisemblance, à celles qui le sont de droits issus de traités. Elles devraient aussi l’être nonobstant tout droit ancestral ou issu de traité, que celui-ci soit territorial ou non. Cette proposition de droit est indépendante de la double question de savoir, sur cet autre plan qu’est la constitution des droits, si une loi provinciale donnée se trouve ou non à « porter atteinte », c’est-à-dire à restreindre un ou plusieurs droits ancestraux ou issus de traités et, dans l’affirmative, si elle le fait de manière justifiée.

Non-abolition de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones

Pour ainsi – toujours du seul point de vue de la répartition fédérative des compétences qui comprend un contrôle successif de validité, d’applicabilité et d’opérabilité – s’appliquer systématiquement nonobstant les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones, encore faut-il que la loi provinciale soit valide. L’arrêt Tsilhqot’in n’abolit pas la répartition fédérative des compétences ni n’abroge jurisprudentiellement l’article 91(24) de la LC de 1982, qui attribue en propre au législateur fédéral la compétence sur les autochtones. C’est ce que veut dire la juge en chef McLachlin lorsqu’elle rappelle que « le pouvoir d’une province de réglementer les terres visées par un titre ancestral peut aussi, dans certains cas, être limité par le pouvoir fédéral sur les “Indiens et les terres réservées pour les Indiens” prévu au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 103).

Avant de poursuivre, il faut rendre compte brièvement des notions élémentaires du droit du fédéralisme. Alors que, en droit, on distingue généralement entre le niveau des faits (1) et celui des normes juridiques (2), en droit constitutionnel du fédéralisme, où il est question d’une répartition constitutionnelle des compétences législatives, il faut insister sur un troisième niveau, celui des compétences (3). Que ces trois niveaux soient bien distingués pour ne pas être confondus est essentiel à la compréhension de plusieurs phénomènes du fédéralisme ainsi qu’au bon fonctionnement de toute fédération.

Au niveau compétentiel (3), les compétences législatives réparties entre la sphère fédérale et la sphère fédérée peuvent être – entre autres distinctions que nous ne verrons pas toutes ici – « exclusives » ou « concurrentes ». D’autre part, il faut savoir que, au Canada comme dans plusieurs autres fédérations, chaque sphère de pouvoir est, à des conditions qui peuvent varier d’une fédération à l’autre, autorisée à excéder accessoirement sa compétence. Dans notre droit, la meilleure manière de désigner la théorie jurisprudentielle qui prévoit ces conditions est de l’appeler la théorie de la « compétence accessoire ».

Ensuite, dans la relation entre le niveau des faits (1) et celui des normes juridiques (2), on observe dans toutes les fédérations un phénomène de double (ou multiple) aspect. Les mêmes faits peuvent être appréhendés sous des perspectives juridiques différentes. Une personne qui en blesse une autre est un fait qui peut être considéré dans une perspective de responsabilité civile aussi bien que sous l’angle du droit pénal. Cela est vrai même dans les États unitaires. Or, dans une fédération, chaque perspective juridique doit être rangée dans l’une ou l’autre de ces catégories que représentent les compétences, quitte à appartenir à une compétence résiduelle. Ainsi la théorie du « double aspect » permet-elle d’expliquer aisément que le fait que la loi valide d’un ordre s’applique à une situation donnée n’est en rien une preuve d’invalidité de la loi de l’autre ordre qui veut elle aussi s’y appliquer.

En ce qui concerne la relation entre le niveau des normes juridiques (2) et celui des compétences (3), il faut savoir que, dans la vaste majorité des cas, un domaine du droit ne coïncide pas avec une compétence, mais, en fonction de l’ensemble varié des perspectives juridiques qu’il renferme, est partagé entre plusieurs compétences, dont certaines peuvent être concurrentes, d’autres exclusives. Il s’agit de la notion de « domaine partagé », qui s’applique à presque tous les domaines de notre droit : droit pénal, droit administratif, droit de la famille, droit des affaires, droit du travail, droit social, droit de la santé, droit de l’environnement…

Au grand dam des experts et professeurs, la Cour suprême du Canada continue, ainsi que nous le verrons, de se montrer ne pas maîtriser ces notions de base. Elle parle souvent de la compétence accessoire (qui est une théorie de validité) de manière à générer de la confusion avec cette théorie d’applicabilité qu’est celle de la protection des compétences exclusives, ce que les juges LeBel et Deschamps se sont dit regretter dans le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée (par. 188). La Cour suprême s’est également révélée incapable de faire la distinction entre les notions de « double aspect » et de « domaine partagé », témoin le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières (par. 85 et 11). Pire, nous verrons que, une fois de plus avec l’arrêt Tsilhqot’in, la Cour suprême confond ces notions regrettablement amalgamées de double aspect et de domaine partagé avec… celle de compétence concurrente.

Il faut savoir que la compétence fédérale exclusive sur les autochtones est large. Du moment qu’une loi fédérale vise spécialement ceux-ci, elle sera selon toute vraisemblance reconnue valide. La validité de l’exercice de cette compétence a été rarement contestée. Dans l’arrêt Canard, la validité des dispositions de la LI relatives aux testaments des Indiens a été reconnue par la Cour suprême.

À l’inverse, toute loi provinciale qui porterait, de manière non accessoire, sur des autochtones en tant que tels devrait normalement être déclarée invalide. Dans l’affaire Kitkatla de 2002, les motifs unanimes du juge LeBel résumaient comme suit l’état de notre droit sur cette question : «  [I]l est clair qu’une loi prévoyant un traitement spécial pour les peuples autochtones excède la compétence de la province : voir Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d’Amérique, [1980] 1 R.C.S. 1031. Par exemple, on a jugé qu’une loi qui touchait le statut d’Indien d’enfants adoptés excédait la compétence de la province : voir Parents naturels c. Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 R.C.S. 751. De même, des lois qui visaient à définir l’accès des Indiens à des terres pour y chasser excédaient la compétence des provinces parce qu’elles imposaient un traitement particulier aux Indiens : voir Sutherland, précité; Moosehunter c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 282. De plus, les lois provinciales ne doivent pas porter atteinte au statut ou aux droits des Indiens : voir Kruger c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 104, p. 110; Dick, précité, p. 323‑324. » (par. 67) Or de nombreuses dispositions provinciales visant des autochtones avaient été reconnues relever de l’exercice valide de la compétence accessoire. Qui plus est, en pratique, les tribunaux tendaient déjà à reconnaître la validité de lois provinciales portant spécialement sur les autochtones, pourvu que ces lois n’entendaient pas définir le statut ou la spécificité des autochtones et qu’elles ne visaient pas principalement à restreindre leurs droits ou à leur imposer des obligations particulières (Lovelace c. Ontario). À plus forte raison pouvait-on s’attendre à ce qu’une loi provinciale qui vise accessoirement à protéger les droits ancestraux ou issus de traité des autochtones soit reconnue valide. Aussi, dans l’affaire Paul de 2003, la Cour suprême a-t-elle jugé que « [l]a province de la Colombie-Britannique a compétence législative pour habiliter un tribunal administratif à examiner une question de droits ancestraux dans l’accomplissement de la mission valide qu’elle lui a confiée » (par. 46). À cet égard, l’arrêt Tsilhqot’in vient ajouter que le législateur d’une province peut, dans l’exercice de sa compétence sur les forêts publiques provinciales, légiférer de manière à ce que sa loi « s’applique explicitement aux terres sur lesquelles l’existence du titre ancestral a été confirmée » (par. 117). La seule manière dont une telle loi peut être valide du point de vue de la répartition fédérative des compétences me semble être de ne traiter qu’accessoirement du titre ancestral et, encore là, pour ne pas chercher à le restreindre. Autrement l’énoncé de la juge en chef McLachlin me paraît des plus improbables.

Relevons au passage que ces questions de la portée précise de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones et des conditions auxquelles les provinces peuvent validement intervenir dans le domaine du droit des autochtones devraient être tenues pour cruciales, et leur réponse, nécessaire à l’explication des conditions de validité des dispositions législatives fédérales comme provinciales relatives à la mise en œuvre des traités, notamment les traités dits « modernes » dont la négociation fut inaugurée par la Convention de la Baie James et du Nord québécois de 1975. Or ces questions n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante dans la doctrine davantage que dans la jurisprudence (Campbell v. British Columbia ; Sga’nism Sim’augit v. Canada). À cet égard, dans un arrêt encore plus récent que Tsilhqot’in, l’arrêt Grassy Narrows, la juge en chef McLachlin (sans dire un mot du pouvoir reconnu par la jurisprudence au parlement fédéral d’exproprier les provinces) vient d’avancer que « [l]e paragraphe 91(24) [de la LC de 1867] ne confère pas au Canada le droit de prendre des terres provinciales à des fins exclusivement provinciales » (par. 37). Cela suggère que de grands pans des traités modernes conclus et à venir ressortissent à la compétence des provinces, même si celles-ci ne pourraient seules conclure un (véritable) traité avec un groupe autochtone.

Du point de vue de la répartition fédérative des compétences, le droit des autochtones est sans conteste un domaine partagé. Au sein de ce domaine se trouvent notamment le titre ancestral et la gestion des forêts publiques provinciales, soit deux « aspects » juridiques que peut présenter une même forêt, le premier relevant de la compétence fédérale exclusive, le second de la compétence provinciale exclusive. C’est ce que dans Tsilhqot’in a voulu voir la juge en chef, qui cependant y assimile d’autant malheureusement qu’expressément la notion de « double aspect » à celle de « compétence concurrente » : « les ressources forestières qui se trouvent sur des terres visées par un titre ancestral relèvent à la fois de la compétence provinciale en matière de ressources forestières dans la province et de la compétence fédérale sur les “Indiens”. Ainsi, sur le plan constitutionnel, les ressources forestières qui se trouvent sur les terres visées par un titre ancestral comportent un double aspect puisque les deux paliers de gouvernement exercent sur elle une compétence concurrente » (par. 129). Le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières avait pourtant pris soin d’indiquer que la théorie du double aspect ne devait pas être confondue avec la notion de compétence concurrente : « Ce concept, connu sous le nom de doctrine du double aspect, ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales, mais ne crée pas de compétence concurrente sur une matière (comme le fait, par exemple, l’art. 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 en matière d’agriculture et d’immigration). » (par. 66)

Qui plus est, la juge en chef McLachlin s’est à mon sens trompée de catégorie lorsqu’il s’agissait d’indiquer de quelle compétence provinciale précise relève la gestion des forêts publiques provinciales. En effet, elle a écrit que « le point de départ est que, de façon générale, la réglementation de l’exploitation forestière dans la province relève du pouvoir que le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 accorde à la province en matière de propriété et de droits civils » (par. 128). Or, c’est l’article 92(5) de la LC de 1867 qui prévoit précisément que le législateur d’une province peut seul « faire des lois » relativement à l’« administration et la vente des terres publiques appartenant à la province, et des bois et forêts qui s’y trouvent » – article auquel s’ajoutent les articles 92A(2) et (3) relativement à la compétence concurrente sur l’exportation hors de la province de la production primaire tirée des ressources forestières de la province, entre autres. Cet oubli de l’article 92(5) de la LC de 1867 ne s’est heureusement pas reproduit quelques jours plus tard, dans Grassy Narrows (par. 4, 22, 31, 35, 50).

Il faut encore indiquer comment, dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef reproduit cette erreur si incompréhensiblement fréquente selon laquelle aux articles 91 et 92 de la LC de 1867 se résumerait la totalité de la répartition de compétences législatives exclusives entre le pouvoir central et les entités fédérées, voire la totalité de l’attribution de toutes les compétences législatives, y compris les compétences concurrentes. La juge en chef écrit en effet que cette théorie de la protection des compétences exclusives « repose sur la prémisse que, puisque les compétences fédérales et provinciales prévues aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont exclusives, chaque palier de gouvernement exerce sa compétence sur un contenu minimum essentiel et irréductible auquel l’autre palier de gouvernement ne peut toucher » (par. 131). Or les attributions exclusives prévues à nos lois constitutionnelles ne se réduisent pas aux articles 91 et 92 de la LC de 1867, et rien n’indique que la théorie de la protection des compétences exclusives ne peut s’appliquer qu’à des compétences exclusives prévues à ces dispositions. Rien que dans la LC de 1867, on trouve aussi des attributions exclusives aux articles 41, 51, 84, 88, 92A(1), 93 et 101. Et, quoi qu’on en dise, à ces dispositions doivent être ajoutés les articles 44 et 45 de la LC de 1982, qui prévoient l’adoption de normes par les législateurs ordinaires fédéral et provinciaux, respectivement, et ce, aux termes d’une procédure législative ordinaire. Au demeurant, la répartition fédérative de compétences que prévoient nos lois constitutionnelles comprend aussi les attributions concurrentes des articles 92A(2) et (3), 94 (apparemment tombé en désuétude), 94A et 95 de la LC de 1867.

Enfin, pour être intelligibles, les propos de la juge en chef doivent parfois être reformulés. C’est par exemple le cas de la phrase suivante : « Ainsi, la Forest Act [de la Colombie-Britannique] respecte le partage des compétences à moins qu’elle soit [sic] écartée par une compétence fédérale, même si elle peut, de manière incidente, toucher les matières relevant de la compétence fédérale. » (par. 128) Après « même si », la juge en chef parle en réalité de la théorie jurisprudentielle générale de la compétence accessoire. Juste après « à moins que », le seul sens que je peux attribuer à ses propos est de leur faire dire plutôt : « à moins que l’exercice de sa compétence par le législateur fédéral ne se traduise dans une affaire donnée à conflit réel avec la loi provinciale de manière à faire intervenir la préséance générale des lois fédérales » (ce que tend à confirmer le par. 130).

Non-abolition du cœur protégé de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones

Nous avons vu que, au moment où l’arrêt Tsilhqot’in a été rendu, c’est entre autres choses que le cœur protégé de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones comprenait les droits constitutionnels de ces peuples. Il est important de ne pas l’oublier, car l’arrêt qui nous occupe n’abolit pas ce cœur, mais ne fait qu’en retrancher ces droits reconnus et protégés par l’article 35 de la LC de 1982. Sous réserve de l’article 88 de la LI, demeure protégée contre les lois provinciales valides la compétence exclusive fédérale sur, par exemple : le statut d’Indien ; les « relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves » ; les « droits si intimement liés au statut d’Indien qu’ils devraient en être considérés comme des accessoires indissociables comme, par exemple, la possibilité d’être enregistré, la qualité de membre d’une bande, le droit de participer à l’élection des chefs et des conseils de bande, les privilèges relatifs à la réserve, etc. » ; l’occupation de la résidence familiale située sur une réserve ; le droit à la possession de terres sur une réserve et, par conséquent, le partage des biens familiaux sur des terres réservées (NIL/TU,O, par. 71).

À ce sujet de la théorie de la protection des compétences exclusives, il faut encore une fois relever les erreurs de la juge en chef. Celle-ci écrit ce qui suit : « La doctrine de l’exclusivité des compétences [sic] vise à régler les conflits entre les compétences provinciales et les compétences fédérales; elle y parvient en créant des domaines de compétence exclusive pour chaque palier de gouvernement. » (par. 144) Voilà qui, pour prendre le particulier pour le général, est faux. Comme dans toute fédération, la « création de domaines exclusifs de compétence » vient de nos lois constitutionnelles. Particulière, la théorie jurisprudentielle de la protection des compétences exclusives vient quant à elle, dans notre droit, apporter un surcroît de protection à certaines de ces compétences exclusives, et ce, au moyen d’un contrôle d’applicabilité qui s’insinue entre ceux de validité et d’opérabilité. Des compétences exclusives peuvent très bien, comme c’est le cas dans la loi et la jurisprudence constitutionnelles de la plupart des fédérations, exister sans s’accompagner d’une théorie d’inapplicabilité telle que celle de la protection des (cœurs de) compétences exclusives.

Décevant est aussi l’impasse faite par la juge en chef sur ce nouveau critère de l’« entrave », dont nous avons vu qu’il avait été introduit par l’arrêt de la Banque canadienne de l’Ouest. Ce critère avait pourtant été appliqué de manière déterminante dans l’affaire Marine Services International, cela après avoir été une première fois oublié dans l’arrêt PHS.

En revanche, il faut à mon sens saluer comme rééquilibrage de notre droit du fédéralisme la reconnaissance concrète d’une exception, favorable aux provinces, au principe de non-prolifération des cœurs reconnus dignes de protection : « Dans le cas des forêts qui se trouvent sur les terres visées par un titre ancestral, les tribunaux devraient examiner la loi provinciale sur les ressources forestières afin de s’assurer qu’elle ne porte pas atteinte au contenu essentiel de la compétence fédérale sur les « Indiens » et devraient également examiner la loi fédérale afin de s’assurer qu’elle ne porte pas atteinte au contenu essentiel du pouvoir provincial de gérer les forêts. » (par. 148) Dans la mesure où la compétence provinciale de gestion des forêts publiques a été (erronément) tenue par la juge en chef pour se fonder sur l’article 92(13) de la LC de 1867 – soit la plus importante des compétences provinciales – cette conclusion recèle un énorme potentiel correctif.

Par la voix de la juge en chef, la Cour suprême réitère ce que, sous la plume majoritaire des juges Binnie et Lebel, elle avait dit dans l’affaire de la Banque canadienne de l’Ouest au sujet de l’incompatibilité de la théorie de la protection des compétences exclusives avec le principe fédératif de coopération : « La doctrine de l’exclusivité des compétences – fondée sur l’idée que les contextes réglementaires peuvent être divisés en compartiments étanches – va souvent à l’encontre de la réalité moderne. Notre société devient plus complexe, et pour être efficace, la réglementation exige de plus en plus la coopération des régimes fédéral et provincial interreliés. Les deux paliers de gouvernement possèdent des outils, compétences et expertises différents et les doctrines plus souples du double aspect et de la prépondérance fédérale sont sensibles à cette réalité : suivant ces doctrines, on encourage la coopération intergouvernementale jusqu’au moment où survient un conflit qu’il faut régler. Par contre, la doctrine de l’exclusivité des compétences peut contrecarrer une telle coopération. » (Tsilhqot’in, par. 148, voir aussi par. 149) Or le double aspect n’est qu’une théorie explicative d’une foule d’opérations du droit de la résolution des conflits de compétence. La juge en chef aurait donc dû parler ici plutôt de celles de la compétence accessoire et du domaine de droit partagé sur le plan compétentiel.

Non-abolition de l’article 88 de la LI

Rappelons que cet article n’est applicable qu’aux « Indiens » au sens de la LI.

Nous venons aussi de rappeler que le cœur protégé de la compétence fédérale sur les autochtones – y compris sur les « Indiens » au sens de la LI – ne se réduisait aucunement à leurs droits constitutionnels ancestraux et issus de traité. Donc, au lendemain de l’arrêt Tsilhqot’in, le législateur fédéral continue utilement, par l’article 88 de la LI, à renoncer, à l’égard des Indiens au sens de la LI, à la protection (de ce qui reste) du cœur de sa compétence exclusive.

Nous avons vu que l’article 88 de la LI a également pour effet d’étendre aux traités conclus avec des « Indiens » au sens de cette loi la préséance de principe que la jurisprudence reconnaît aux lois fédérales en cas d’incompatibilité avec la loi provinciale. Ici, la juge en chef aurait dû aller jusqu’au bout du chemin qu’elle avait pris sur elle d’emprunter et ainsi ajouter que les cas d’incompatibilité entre la loi provinciale et un traité « indien » au sens de la LI devaient désormais eux aussi être tranchés en vertu du seul test de l’arrêt Sparrow que l’arrêt Badger a rendu applicable au contrôle de la restriction des droits issus de traité, et donc à l’exclusion, non seulement de la théorie de la protection des compétences exclusives, mais aussi de l’article 88 de la LI. Or la motivation de l’arrêt Grassy Narrows, rendu quelques jours après l’arrêt Tsilhqot’in, suppose que l’article 88 de la LI peut encore être invoqué à l’encontre de l’opérabilité de la loi provinciale véritablement incompatible avec un traité « indien ».

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 4: répartition fédérative des compétences et droits des peuples autochtones (sous-partie 1 de 2)

Tout comme la constitution de nombreux États de droit modernes, celle du Canada peut être appréhendée sous un double angle fonctionnel : la constitution – y compris fédérative – des pouvoirs et la constitution des droits – qui se présentent comme autant de limites matérielles à l’exercice des pouvoirs formellement constitués. Ainsi anticipe-t-on déjà mieux les problèmes que peut poser le fait que, en droit constitutionnel canadien, les autochtones soient à la fois titulaires de droits constitutionnels « collectifs » spéciaux et « objet » de la compétence exclusive du pouvoir central.

La question de la manière dont se rapportent les droits constitutionnels des peuples autochtones à la répartition fédérative des compétences – répartition qui comprend l’attribution d’une compétence exclusive sur les autochtones au pouvoir central – est loin d’être la plus simple du droit canadien. À mon sens, cette question demeure partiellement irrésolue, même si, dans ce qui constitue techniquement un long obiter dictum (par. 98), l’arrêt Tsilhqot’in indique certaines pistes intéressantes. Mais, au-delà de cette question précise qui n’y reçoit pas de réponse parfaitement cohérente, les motifs de cet arrêt contiennent nombre d’erreurs de droit du fédéralisme en général.

Droit de la compétence sur les autochtones : brève introduction

Avant 1867, la répartition des compétences exécutives et législatives se faisait entre l’empire et les colonies. L’empire demeurait maître de cette répartition, si bien qu’il s’agissait de « décentralisation » vers les colonies plutôt que de fédéralisme. En effet, le fédéralisme, c’est une répartition prévue dans une constitution qui lie ceux qui y prennent part, c’est-à-dire un pouvoir central et des entités fédérées. Ainsi, avant 1867, la compétence sur les autochtones se rattachait d’abord, à partir de 1750, à ce qu’on appelle aujourd’hui la défense, puis à la compétence sur l’administration des terres publiques, avant de s’autonomiser pour devenir une compétence de son propre genre. En 1860, le législateur du Canada-Uni s’est vu reconnaître la compétence sur les affaires autochtones : les autorités impériales n’ont rien trouvé à redire de la loi de la colonie intitulée Acte relatif à l’administration des terres et des biens des Sauvages (SPC 1860, 23 Vict., c. 151). En 1867, certaines colonies britanniques d’Amérique du Nord se sont fédérées. Sur le plan de la relation juridique entre Londres et l’Amérique du Nord britannique, peu de choses changeaient alors, contrairement à ce que cultive l’imaginaire politique canadien. L’empire demeurait le maître d’œuvre des constitutions coloniales. Jusqu’en 1982, il faudra l’intervention du Parlement du Royaume-Uni pour modifier les parties les plus importantes de la loi constitutionnelle impériale régissant le Canada. En 1926, du moins à en croire rétrospectivement l’arrêt que rendra la Cour d’appel d’Angleterre le 28 janvier 1982 dans l’affaire des Indian Association of Alberta, Union of New Brunswick Indians et Union of Nova Scotian Indians, avec l’accession du Canada au statut d’État souverain au sens du droit international et la « divisibilité » de la Couronne qui s’ensuit, les obligations et la responsabilité de la Couronne à l’endroit des peuples autochtones qui s’y trouvent deviennent celles de la « Crown in respect of Canada », non pas de la « Crown in respect of the United Kingdom ».

En 1867 donc, c’est plutôt la structure de certaines colonies britanniques qui change dès lors qu’elles obtiennent leur fédération. Cela implique une répartition des compétences jusqu’alors déléguées par l’empire aux colonies entre, d’une part, ces colonies devenant des entités fédérées et, d’autre part, une nouvelle sphère de pouvoir, le pouvoir central ou fédéral. La loi impériale de 1867, connue aujourd’hui sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867 (LC de 1867), prévoit une répartition fédérative de compétences législatives seulement. C’est pourquoi, plus tard, l’arrêt du Conseil privé dans l’affaire Bonanza est venu confirmer que la répartition fédérative des compétences exécutives suivait généralement celle des compétences législatives (Bonanza Creek Gold Mining Co. v. R., [1916] 1 A.C. 566, p. 580).

En vertu du par. 91(24) de la LC de 1867, c’est le parlement fédéral qui est compétent sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ». Le terme « Indien » a un sens technique dans la Loi sur les Indiens (LI), qui est une loi fédérale qui ne s’applique qu’à certains amérindiens (non pas tous) dont elle prévoit le droit à l’inscription, et ce, à l’exclusion notoire des Métis et des Inuits. Dans la LC de 1867 cependant, ce mot d’« Indien » a un sens plus large, qui selon toute vraisemblance correspond à celui d’« autochtone ». Dans le renvoi relatif aux « Eskimos » de 1939, la Cour suprême du Canada fut unanime à dire que les « Indiens » au sens du par. 91(24) de la LC de 1867 comprenaient les Inuits. En 1867, le Canada ne comptait pas d’Inuit, puisque ceux-ci se trouvaient au Labrador et à la Terre de Rupert. Depuis l’extension des frontières du Québec en 1912, le pouvoir central refusait de se reconnaître compétent (et responsable) à l’égard des Inuits, alléguant qu’aux termes du par. 91(24) il n’était compétent que sur les « Indiens ». Or la preuve était accablante : les autorités coloniales ont toujours tenu les Inuits pour une catégorie d’Indiens.

Bien que certains passages de l’avis de 1939 sur les « Eskimos » laissent clairement entendre que, en vertu du par. 91(24), le pouvoir central est compétent à l’égard de tous les autochtones, celui-ci a continué de refuser de se reconnaître compétent à l’égard des Métis, qui sont pourtant reconnus comme peuple autochtone par la Partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 (LC de 1982). La Cour suprême du Canada n’a toujours pas été appelée à se prononcer sur la question. L’Accord de Charlottetown de 1992 prévoyait l’ajout d’une disposition à la LC de 1867 « pour s’assurer que le paragraphe 91(24) s’applique à tous les peuples autochtones ». La Commission royale sur les peuples autochtones a recommandé que lui soit plutôt donnée une réponse affirmative. L’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, une loi constitutionnelle, reconnaît bien un « titre indien » aux Métis, même si, dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation, la Cour suprême a distingué les droits que certains Métis détenaient en vertu de cette disposition de tout titre ou autre droit ancestral, les premiers étant, selon la Cour, d’ordre individuel et « établis par la loi ». Dans l’arrêt Blais de 2003, la Cour suprême a d’autre part statué que, n’étant pas partie aux traités numérotés, les Métis n’étaient pas des « Indiens » au sens du par. 13 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles relative au Manitoba, convention qui figure en annexe de la Loi constitutionnelle de 1930, mais elle a tenu à souligner que serait « tranchée à une autre occasion la question de savoir si le mot « Indiens » au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 s’entend également des Métis » (par. 36). En Alberta, les Métis sont régis par une loi provinciale, la Metis Settlement Act. Dans l’affaire Cunningham, cette loi a fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité par la Cour suprême, mais en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de la LC de 1982), non pas en vertu du partage fédératif des compétences. Or, le 8 janvier 2013, la Cour d’appel fédérale a confirmé la déclaration selon laquelle les Métis sont des « Indiens » au sens du par. 91(24) de la LC de 1867.

Entre 1860 et 1982, seules des mesures provinciales affectant les intérêts des autochtones pouvaient faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, et ce, sur la base de la répartition fédérative des compétences. Avant 1860, la fédération canadienne n’existait pas, mais la loi coloniale affectant les intérêts des autochtones pouvait (en théorie) faire l’objet d’un contrôle de conformité à la loi impériale. Depuis 1982, la loi constitutionnelle protège les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones contre l’exercice des pouvoirs autant fédéraux que provinciaux, mais jusqu’ici ce contrôle n’a pas été considéré s’être substitué à celui des mesures provinciales en vertu du par. 91(24) de la LC de 1867. C’est de manière utile mais non sans ambiguïté que l’arrêt Tsilhqot’in pourvoit à une substitution rien que partielle du contrôle des droits constitutionnels des peuples autochtones au contrôle de la répartition fédérative des compétences.

Analogie (avec la Charte) d’une généralité qui pourrait tromper

Il faut d’entrée mettre en garde le lecteur de l’arrêt Tsilhqot’in contre une métaphore « ultra petita » que fait la juge en chef. En d’autres termes, il faut prendre garde à l’inadéquation entre, d’une part, la portée apparente de l’analogie qu’établit la juge en chef entre les droits des peuples autochtones et ceux garantis par la Charte canadienne des libertés et, de l’autre, sa portée réelle, qui s’infère du rôle que vient jouer cette analogie dans la motivation de l’arrêt. Voici l’analogie en question : « Le parlement a une compétence exclusive en matière de droit criminel. Cependant, l’exercice de son pouvoir en droit criminel est circonscrit par l’art. 11 de la Charte qui garantit le droit à l’équité du processus criminel. Tout comme les droits ancestraux sont un aspect fondamental du droit autochtone, le droit à l’équité du processus criminel est un aspect fondamental du droit criminel. Mais nous ne disons pas que le droit à l’équité du processus criminel prévu à l’art. 11 fait partie du contenu essentiel de la compétence du parlement en matière de droit criminel. Il s’agit plutôt d’une limite à la compétence du parlement en matière de droit criminel. » (par. 143) S’il faut se réjouir de la manière – différente de l’approche qui prévaut en droit constitutionnel américain où la restriction des droits peut être conçue comme une compétence – dont la juge en chef distingue d’autant nettement que fonctionnellement entre la constitution des pouvoirs et celle des droits, en revanche il est important de bien comprendre que l’arrêt Tsilhqot’in ne dérobe pas les droits constitutionnels des peuples autochtones à l’ensemble du contrôle de conformité à la répartition fédérative des compétences. En effet, cet arrêt n’exempte les lois provinciales restrictives des droits ancestraux (établis ou revendiqués sérieusement) ou issus de traité que de l’application d’une théorie précise, qui compose un cas d’inapplicabilité parmi d’autres, étant du reste entendu que le contrôle d’applicabilité n’est qu’une forme parmi les trois que peut prendre le contrôle de conformité à la répartition fédérative des compétences. Il s’agit en l’occurrence de la théorie de la protection des compétences exclusives – qu’à mon sens la juge en chef ne devrait pas appeler comme elle le fait « doctrine de l’exclusivité des compétences ».

Cadre d’intervention de l’obiter dictum relatif à la protection des compétences exclusives

Comme l’expliquait parfaitement la juge Deschamps dans les motifs dissidents qu’elle signait dans l’affaire Lacombe, de ce point de vue précis qu’est la répartition fédérative des compétences, « [v]alidité, applicabilité et opérabilité sont toutes trois requises pour qu’un tribunal puisse conclure à la conformité constitutionnelle de la mise en œuvre d’une norme à l’égard de faits donnés. Pour être valide, la norme doit être intra vires de l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée. Si la contestation concerne l’effet d’une ou de plusieurs dispositions sur une compétence exclusive de l’autre ordre de gouvernement, il faut alors, dans la mesure où sont réunies certaines conditions faisant intervenir la doctrine de la protection des compétences exclusives, déterminer si la norme en question est applicable à la catégorie de faits sur laquelle porte la contestation. En cas de conflit entre deux normes à la fois valides et applicables, la norme fédérale adoptée dans l’exercice d’une compétence fédérale exclusive aura préséance. Il en est de même si deux normes conflictuelles ont été adoptées en vertu d’une compétence concurrente, à l’exception de la prépondérance des lois provinciales en matière de pensions de vieillesse (Loi constitutionnelle de 1867, art. 92A(2) et (3) , 94A et 95) » (par. 95). La seule précision qu’il faut apporter à ce dernier extrait est que la théorie de la protection des compétences exclusives ne représente pas le seul cas d’inapplicabilité de lois par ailleurs valides en vertu de la répartition fédérative des compétences. Il existe en effet des cas où la loi valide d’un ordre (fédéral ou fédéré) sera inapplicable au gouvernement de l’autre ordre, dont le cas des dispositions de taxation (article 125 de la LC de 1867).

En anglais, cette théorie jurisprudentielle de la protection des compétences exclusives qui est précisément en jeu dans l’obiter dictum qui nous occupe s’appelle celle de l’« interjurisdictional immunity ». C’est malencontreusement que, dans l’arrêt Tsilhqot’in comme dans d’autres affaires récentes telles que PHS Community Sevices et Marine Services, on lui ait donné le nom français de théorie de l’« exclusivité des compétences ». Au lecteur non averti, cette expression paraîtra naturellement renvoyer à la notion, bien plus générale, de compétence exclusive, notion qui, au Canada comme dans toute fédération, s’oppose à celle de compétence concurrente – notion élémentaire dont nous verrons qu’elle n’est pourtant pas maîtrisée par notre jurisprudence. Dans les motifs majoritaires qu’elle signait dans l’affaire Québec c. Canada de 2011, en revanche, la juge Deschamps appelait, bien mieux, cette théorie celle de « la protection des compétences exclusives ». En somme, cette théorie, qui a été considérablement revue dans l’affaire de la Banque canadienne de l’Ouest, prévoit que, bien que valide, la loi d’un ordre pourra être déclarée inapplicable dans la mesure précise où son application se trouverait autrement à entraver l’exercice, en son cœur protégé par la jurisprudence, d’une compétence exclusive appartenant à l’autre ordre. Analysons brièvement ses conditions d’application : (1) la loi (valide) contestée doit avoir des effets sur la compétence exclusive de l’autre ordre; (2) ces effets doivent se répercuter sur un cœur ou contenu essentiel de compétence exclusive qui, sauf exception (malheureusement indéterminée), est déjà reconnu par la jurisprudence ; (3) plus précisément, ces effets doivent se traduire par une entrave. La première condition confirme que la théorie ne s’applique qu’à la protection des compétences exclusives par opposition aux compétences concurrentes. La deuxième condition indique que ce n’est jamais l’intégralité d’une compétence (exclusive) qui est protégée, mais seulement ce que la jurisprudence a déjà circonscrit comme en formant le « cœur », et ce, de manière à suggérer un principe de non-prolifération des cœurs protégés. La troisième condition résulte de l’introduction d’un nouveau critère qui se voulait un entre-deux des critères antérieurs de la simple « atteinte » et (avant celui-ci) de la « paralysie ».

Le lecteur attentif l’aura deviné : si dans l’arrêt Tsilhqot’in il est question de l’applicabilité de la théorie de la protection des compétences exclusives, c’est au minimum parce que le titre ancestral a été reconnu par la jurisprudence faire partie du cœur protégé de la compétence exclusive sur les autochtones qu’attribue au parlement fédéral le par. 91(24) de la LC de 1867. À ce sujet, la juge en chef avance que la « jurisprudence est quelque peu ambiguë quant à savoir si les droits visés à l’art. 35 [de la LC de 1982] font partie du contenu essentiel du pouvoir fédéral de faire des lois relatives aux “Indiens” prévu au par. 91(24) [de la LC de 1867]. Aucune décision n’a conclu que les droits ancestraux, par exemple le titre ancestral sur des terres, font partie du contenu essentiel de la compétence fédérale prévue au par. 91(24) [de la LC de 1982], mais on l’indique dans des remarques incidentes » (par. 135). Les propos de la juge en chef ne sont ici pourtant pas moins incidents que ceux auxquels elle fait allusion. Avant d’aborder ceux-ci, il faut savoir que, plus généralement, la jurisprudence établit clairement, notamment par le truchement de motifs déterminants plutôt qu’incidents, que la « quiddité autochtone » ou « contenu essentiel de l’indianité », autrement dit tout ce qui se rapporte à ce qui fonde l’altérité autochtone, forme le cœur protégé de la compétence fédérale exclusive qui est prévue au par. 91(24) de la LC de 1867. La question devient ainsi celle de savoir si les droits constitutionnels spéciaux des peuples autochtones en font partie. À l’occasion de l’affaire Delgamuukw, le juge en chef Lamer avait affirmé sans ambages que « l’essentiel de l’indianité englobe  les droits ancestraux, y compris les droits reconnus et confirmés par le par. 35(1) [de la LC de 1982] » (par. 178; voir aussi par. 181, qui suggère que l’idée était implicite dans l’arrêt Sparrow). Dans l’affaire de la Bande Kitkatla, c’est de manière déterminante, et non incidente, que cette question s’était posée, le juge LeBel, au nom de la Cour, en venant à la conclusion que « les appelants [avaient] produit peu de preuves des rapports existant entre les arbres modifiés et la culture Kitkatla dans cette région » (par. 70). Autrement, le juge LeBel aurait statué que la loi provinciale était inapplicable aux droits ancestraux des appelants. Ce n’est pas davantage de manière incidente que les motifs unanimes du juge Bastarache dans l’affaire Paul c. Colombie-Britannique traitent de cette question : «  L’“essentiel” de l’indianité […] englobe l’ensemble des droits ancestraux protégés par le par. 35(1) : Delgamuukw, […] par. 178. […] Dans l’arrêt Bande Kitkatla, […] par. 70, la Cour a jugé que, compte tenu de la preuve déposée, la loi attaquée, à savoir la Heritage Conservation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 187, ne portait atteinte ni au statut ni aux droits des Indiens.  Du fait qu’il a été jugé que ces questions de fond ne touchent pas à l’essentiel de l’indianité, je ne vois pas comment la question procédurale pourrait le faire en l’espèce » (par. 33).  Enfin, les motifs concordants de la juge en chef McLachlin et du juge Fish dans l’arrêt NIL/TU,O contiennent un recensement de ce qui a jusqu’ici été reconnu entrer dans la composition du cœur protégé de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, relevé qui comprend « la chasse de subsistance en vertu des droits ancestraux et issus de traités, comme le fait de tuer un cerf pour se nourrir : Dick ; le droit de revendiquer l’existence ou l’étendue du titre ou des droits ancestraux relativement à des ressources ou des terres contestées : Delgamuukw et Bande Kitkatla c. ColombieBritannique […] ; l’application des [sic] règles constitutionnelles et fédérales relatives aux droits ancestraux : Paul c. ColombieBritannique, entre autres décisions » (par. 71). Quoi qu’en dise la juge en chef dans le but d’atténuer l’allure de revirement jurisprudentiel que prend l’obiter dictum qui nous occupe, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada avait bien établi que les droits spéciaux garantis aux peuples autochtones par l’article 35 de la LC de 1982 faisaient partie du cœur protégé de la compétence sur les autochtones que le par. 91(24) de la LC de 1867 attribue en propre au législateur fédéral.

En dépit du silence de la juge en chef sur ce qui suit, le cadre d’intervention de son obiter dictum relatif à la répartition fédérative des compétences ne s’arrête pas à ce qui précède. Encore faut-il traiter de l’article 88 de la LI. À ce sujet, il est capital de ne jamais perdre de vue que cette disposition de s’applique qu’aux « Indiens » au sens de la LI. Elle ne concerne donc ni les « Indiens » non inscrits ou qui n’ont pas le droit de l’être en vertu de cette loi, ni les Métis, ni les Inuits. Cette disposition se lit comme suit : « Sous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale, toutes les lois d’application générale et en vigueur dans une province sont applicables aux Indiens qui s’y trouvent et à leur égard, sauf dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec la présente loi ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou texte législatif d’une bande pris sous leur régime, et sauf dans la mesure où ces lois provinciales contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations ou sous leur régime ». Par elle, le pouvoir central entend prendre trois mesures. Premièrement, il veut renoncer à la théorie de la protection des compétences exclusives ; une loi provinciale qui leur serait normalement inapplicable est ainsi rendue applicable aux Indiens au sens de LI. Deuxièmement, il entend renforcer la préséance dont bénéficie ses lois pour faire intervenir celle-ci même en l’absence de conflit réel, dès lors qu’une norme provinciale porte « sur une question prévue » par la LI ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations. Même s’il veut se limiter à deux lois précises, un tel procédé est d’une constitutionnalité douteuse, la jurisprudence exigeant qu’il y ait conflit réel pour qu’intervienne la préséance de la loi d’un ordre sur celle de l’autre ordre. Troisièmement, il étend la portée de la préséance de ses lois aux traités conclus avec des Indiens au sens de la LI. La jurisprudence prévoit ainsi non seulement que l’article 88 de la LI ne peut intervenir de manière à rendre applicables à l’exercice de droits issus de traités conclus avec des Indiens au sens de cette loi des lois provinciales qui ne le sont pas d’elles-mêmes, mais aussi qu’en vertu de cette disposition tout traité conclu avec de tels Indiens l’emporte sur les lois provinciales qui leur sont applicables d’elles-mêmes. L’arrêt Francis avait laissé entendre qu’en vertu de cet article les traités « indiens » l’emportaient normalement aussi sur les lois fédérales, mais une telle hypothèse a été infirmée par l’arrêt George. Dansl’arrêt Simon, la Cour suprême a confirmé que l’article 88 de la LI ne s’appliquait pas aux seuls traités portant cession de terres. Enfin, il faut savoir que l’application de la LI est souvent, en tout ou partie, écartée par un traité dit « moderne » de règlement de revendication territoriale fondée sur des droits ancestraux.

Dans l’arrêt Côté où il signait des motifs majoritaires, le juge en chef Lamer n’avait pas manqué, du moins en ce qui concerne la protection des droits autochtones issus de traité, de relever que l’article 88 de la LI avait perdu de son intérêt depuis l’entrée en vigueur de l’article 35 de la LC de 1982(par. 87). Il avait alors suggéré que le test de justification de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones puisse intervenir dans l’application de cette disposition de la LI. Sans répondre à la question, il avait, dans un souci d’harmonisation avec la jurisprudence relative à l’article 35 de la LC de 1982, envisagé ainsi que la préséance reconnue aux traités par l’article 88 de la LI sur la loi provinciale puisse avoir pour limite le caractère justifié de la restriction apportée par celle-ci à des droits issus de traités : « Les limites précises de la protection conférée par l’art. 88 seront examinées à une autre occasion. Je ne connais pas de décision faisant autorité qui aurait écarté l’existence possible d’une étape implicite de justification dans l’application de l’art. 88. Dans un avenir rapproché, le Parlement ressentira sans aucun doute l’obligation de réexaminer l’existence et la portée de cette protection de nature législative, à la lumière des incertitudes évoquées précédemment et de la constitutionnalisation correspondante des droits issus de traités aux termes du par. 35(1) » (ibid.).

À défaut de la part de la juge en chef McLachlin de le faire dans l’arrêt Tsilhqot’in où elle s’est pourtant attaquée à la question, il faudra se demander ce que, au lendemain de cette décision, il doit rester de l’article 88 de la LI. Réponse à suivre en suite et fin.

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 3: la restriction des droits, l’honneur de la Couronne et ses obligations de fiduciaire et de consultation

Avant de traiter de la manière dont l’arrêt Tsilhqot’in veut intervenir sur le droit relatif à la répartition fédérative des compétences, il faut voir ce qu’il reste de ses principales répercussions sur le droit relatif aux droits constitutionnels des peuples autochtones.

Retour de la confusion entourant l’obligation de fiduciaire

Comme j’ai eu l’occasion de l’annoncer (en Partie 2), il est épatant d’assister, avec l’arrêt Tsilhqot’in, à un retour à la case départ sur la question de l’« obligation de fiduciaire » de la Couronne. Cela est dû à une curieuse insistance sur, et mécompréhension de, l’arrêt Guerin, que la juge en chef n’arrive pas à bien situer dans le cours de l’évolution de la jurisprudence. Comme je l’ai expliqué, c’est dans le but de combler un vide juridique de la Loi sur les Indiens (LI) que, en établissant un faux lien de nécessité de coexistence entre le droit d’une bande indienne sur les terres de réserve (le tout au sens de la LI) et le titre ancestral de manière à suggérer un volet de droit privé dans la relation juridique en cause, l’arrêt Guerin avait dégagé une « obligation de fiduciaire » de la Couronne. Par conséquent, malgré le silence de la LI qui semble attribuer une large discrétion à « Sa Majesté » dans la gestion des terres cédées par une bande, le gouvernement fédéral, bien au-delà même d’éventuelles conditions formelles écrites qui peuvent accompagner la cession, doit toujours agir dans le meilleur intérêt de la bande cessionnaire. L’obligation de fiduciaire était en effet dérivé du principe d’equity selon lequel, « [l]orsqu’une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre partie et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire, la partie investie de ce pouvoir devient fiduciaire » (p. 384). Cette partie est alors assujettie à des « normes strictes de conduite » (ibid.)et doit par conséquent « faire preuve d’une loyauté absolue envers son commettant » (p. 389). Dans Guerin donc, même si l’acte de cession ne les constatait pas, le ministre ne pouvait pas, comme il l’avait fait, ignorer les conditions verbales posées par la bande.

Or, si dans Guerin l’intervention de l’obligation de fiduciaire était justifiée par le fait que le gouvernement avait été appelé à agir pour le compte d’une bande indienne, la jurisprudence et la doctrine ultérieures, qui ont voulu voir dans cette obligation le principe structurant du droit constitutionnel relatif aux droits ancestraux et issus de traité des peuples autochtones, n’ont pas expliqué en quoi il ferait sens de soutenir que, à chaque fois que l’action ou l’omission de l’État est susceptible d’intéresser les droits constitutionnels des peuples autochtones, l’État agit « au profit » de ceux-ci, devrait être tenu le faire ou devrait avoir l’obligation juridique de le faire. Il y a même quelque chose de paternaliste à suggérer que l’État est une espèce de « représentant légal » des peuples autochtones dans la mise en œuvre de leurs droits constitutionnels. Ce paternalisme a pourtant des racines historiques profondes.

Bref, on a voulu étendre l’obligation de fiduciaire de la Couronne bien au-delà de son périmètre de sens. Voilà pourquoi, dans l’arrêt Wewaykum, le juge Binnie écrivait ce qui suit : « Les appelantes semblent parfois invoquer cette obligation [de fiduciaire] comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes. C’est aller trop loin. » (par. 81) Ces motifs unanimes entendaient préciser que le contenu substantiel de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les autochtones varie avec les intérêts collectifs autochtones en jeu, si bien que ce n’est qu’une version allégée de cette obligation qui s’appliquerait à la mise en œuvre d’un « programme gouvernemental qui visait à créer des réserves sur des terres ne faisant pas partie des “terres tribales traditionnelles” » (par. 77), en l’occurrence un « programme » exigé par les articles 13 et 14 du décret impérial de 1871 portant adhésion de la Colombie-Britannique à la fédération – décret pris en vertu de l’art. 146 de la LC 1867 et qui a force de loi constitutionnelle. Or, dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation de 2013, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis, auteures de motifs majoritaires, ont curieusement affirmé que « [l’]existence d’un intérêt autochtone donnant naissance à une obligation fiduciaire [sic] ne saurait être établie par un traité ou, par extension, par une loi » (par. 58). Voilà qui tombait difficilement sous le sens, puisque les réserves indiennes sont toujours créées par loi, et parfois même, en sus, par traité. Cette affirmation contredisait donc directement la jurisprudence qui se dégageait des arrêts Guerin, Wewaykum et Elder Advocates of Alberta Society. À en croire l’état du droit dont voulait rendre compte cet arrêt de 2013, une obligation de fiduciaire pouvait découler (1) du fait que la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt collectif autochtone déterminé ou (2) d’un engagement réunissant les trois conditions suivantes : (2.1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2.2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); (2.3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable (par. 50).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin affirme, très généralement, que l’arrêt Guerin a établi que titre ancestral fonde « une obligation fiduciaire sui generis de la Couronne » (par. 12 et 69). Elle affirme aussi que, en matière de restriction justifiée du titre ancestral (et des autres droits constitutionnels, ancestraux et issus de traité, des peuples autochtones?), l’exigence de proportionnalité découle de cette « obligation fiduciaire » (par. 18). Si la juge en chef est soudainement d’avis que cette obligation de fiduciaire fonde celle de ne pas restreindre le titre ancestral davantage que de manière proportionnelle à un objectif « impérieux et réel », cela ne l’empêche d’affirmer d’autre part que le titre sous-jacent de la Couronne se compose des deux éléments suivants : (1) une obligation de fiduciaire et (2) le droit de restreindre l’exercice du titre ancestral pourvu que ce soit de manière justifiée (par. 71), manière dont elle vient pourtant d’enseigner que l’exigence de proportionnalité qu’elle comprend est dérivée de… l’obligation de fiduciaire. Plus loin, la juge en chef affirmera que la « reconnaissance et la confirmation des droits ancestraux [et issus de traité?] consacrent dans la Constitution les obligations fiduciaires de la Couronne envers les peuples autochtones » (par. 119). Il y a donc bel et bien retour à la case départ d’une idée qui, pour correspondre à une notion juridique qu’on a sorti du cadre relationnel qui lui donnait sens, est manifestement floue et avec laquelle la jurisprudence de la Cour suprême du Canada a, tout aussi manifestement, du mal à jongler.

Plutôt que ce malheureux recul, la juge en chef aurait dû relayer les propos que tenait la juge Deschamps dans les motifs concordants qu’elle a rendu dans l’affaire Beckman : « Dans notre jurisprudence, le principe de l’honneur de la Couronne tend à se substituer à une notion qui possède à la fois une portée se limitant à certains types de rapports n’intéressant pas toujours les droits constitutionnels des Autochtones et des relents de paternalisme, à savoir l’obligation de fiduciaire » (par. 105). Le principe d’honneur de la Couronne est effectivement ce « principe non écrit » qui sous-tend la Partie II de la LC 1982. Depuis l’affaire Hunter c. Southam, le principe général d’interprétation des droits constitutionnels est, au Canada, celui de l’interprétation téléologique. L’arrêt Van der Peet a déterminé que l’article 35 de la LC 1982 a pour objectif de concilier la préexistence des peuples autochtones avec la souveraineté de la Couronne. Pourquoi une telle conciliation ? Parce que l’affirmation ultérieure de sa souveraineté par la Couronne britannique puis par l’État canadien doit se justifier par une conduite honorable – « Couronne » et « honneur » étant toutes deux des notions féodales connexes, et loin d’être les seules que contient encore la common law. Dans l’affaire Mitchell, la juge en chef McLachlin avait elle-même fort bien indiqué que « cette affirmation de souveraineté a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable, et de les protéger contre l’exploitation […] » (par. 9). Voilà comment elle avait pu dire, dans l’affaire de la Nation haïda, que ce principe processuel, que « [c]e processus [normatif] de conciliation découle de l’obligation de la Couronne de se conduire honorablement envers les peuples autochtones, obligation qui, à son tour, tire son origine de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et par l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque-là sous l’autorité de ce peuple » (par. 32).

Dans les motifs majoritaires qu’elles signaient dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation de 2013, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis n’affirmaient-elles pas ce qui suit ? « En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux “nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection” […] Cette “protection”, toutefois, ne procédait pas d’un désir paternaliste de protéger les peuples autochtones; elle traduisait plutôt une reconnaissance de leur force. L’honneur de la Couronne n’est pas non plus un concept paternaliste. » (par. 66)

Honneur et obligation de la Couronne de négocier de bonne foi les revendications de droits ancestraux

Si les motifs unanimes de la juge en chef dans l’affaire Tsilhqot’in renferment de lourdes conséquences politiques au-delà de la pression mise sur l’État par une première reconnaissance judiciaire formelle, concrète et définitive de titre ancestral, c’est à mon avis par la possible inauguration d’une obligation constitutionnelle juridiquement contraignante incombant à l’État de négocier le règlement de la revendication territoriale sérieuse qu’un groupe autochtone fonde sur celle d’un titre ancestral.

Jusqu’ici, ce qui était établi, c’est que, dès lors qu’il entreprend de négocier le règlement d’une telle revendication, l’État doit le faire de bonne foi, et que l’obligation d’ainsi agir de bonne foi se poursuivait dans la mise en œuvre du traité de règlement. C’est ce qui ressortait clairement d’arrêts tels que Première nation crie Mikisew, Beckman et Manitoba Metis Federation. À l’extrême rigueur, on pourrait, à l’appui de la thèse d’une obligation de négocier (en soi) logiquement antérieure à celle de le faire de bonne foi, citer le passage suivant de cette dernière affaire : « si l’honneur de la Couronne garantit l’exécution de ses obligations, il s’ensuit que l’honneur de la Couronne exige qu’elle prenne des mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées » (par. 79). Ce serait hors contexte, car il était ici question de la mise en œuvre des traités.

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef écrit que : « les gouvernements ont l’obligation légale de négocier de bonne foi dans le but de régler les revendications de terres ancestrales » (par. 18). La version anglaise de l’extrait se lit comme suit : « Governments are under a legal duty to negotiate in good faith to resolve claims to ancestral lands. » Plus facilement que tout ce que la Cour avait pu jusqu’alors écrire à ce sujet, cette affirmation peut être interprétée comme faisant état d’une obligation juridique incombant à l’État de négocier le règlement des revendications de titre ancestral aux mêmes conditions qu’il est tenu de consulter les autochtones préalablement à la prise d’une mesure pouvant affecter des droits ancestraux qu’ils revendiquent : lorsque la revendication est « crédible » (Nation haïda, par. 37). Si une telle interprétation devait s’avérer, il pourrait s’ensuivre une redynamisation du processus national de négociation de traités modernes.

Reformulation du test de justification des restrictions aux droits des peuples autochtones

Aucune disposition de la loi suprême ne prévoyait la restriction des droits des peuples autochtones. Tout comme cette possibilité même, le test de vérification du caractère justifié des restrictions apportées par l’État à l’exercice des droits constitutionnels des peuples autochtones a été élaboré dans l’arrêt Sparrow, où étaient en cause des droits ancestraux « usufructuaires » de pêche. Il ne faut surtout pas y voir une application de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Celle-ci constitue la première partie de la LC 1982, tandis que les droits des peuples autochtones y figurent plutôt en deuxième partie. L’application de ce test à la restriction de l’exercice du titre ancestral a été confirmée dans l’arrêt Delgamuukw. Son application à la restriction de l’exercice de droits issus de traités aurait été posée par l’arrêt Badger, même si cet arrêt disposait plutôt d’une affaire sur la base de la LC 1930 et de l’une des « conventions de transfert des ressources naturelles » reproduites en annexe à cette loi. L’arrêt Côté a quant à lui établi que les procureurs provinciaux pouvaient se prévaloir de ce test. À la différence de ce que prévoit l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, la jurisprudence relative à la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones n’exige pas que celle-ci prenne la forme d’une « règle de droit ».

Jusqu’ici, le test de vérification du caractère justifié de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones se déroulait en deux grandes étapes : (1) la vérification de la présence d’un objectif « régulier » ou, en d’autres termes, « impérieux et réel » ; (2) la vérification de ce que la mesure en cause, c’est-à-dire le moyen pris dans la poursuite de cet objectif, de cette fin, ne salisse pas l’honneur de la Couronne. La « consultation » du groupe titulaire du droit était une sous-étape de cette seconde grande étape. Elle l’était toutefois de manière confuse ; à l’exigence minimale d’une « consultation » au sens strict et usuel du terme pouvait s’ajouter celle d’une « consultation » en un sens plus large et inusité et de degré variable, allant de la « consultation » au premier sens jusqu’à l’exigence d’obtenir le consentement du groupe titulaire du droit restreint, en passant par l’attribution d’une « priorité » ou autre forme d’« accommodement », celle d’une indemnité ou la « participation » des autochtones concernés à la prise de décision (Delgamuukw, par. 168).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, bien que par moments, en raison de la nature de l’espèce, elle ne parle que de la restriction du titre ancestral, la juge en chef se livre en réalité à une reformulation générale, c’est-à-dire pour la restriction de tous les droits constitutionnels des peuples autochtones, de ce test hérité de l’arrêt Sparrow. Cette reformulation se fait d’une triple manière : (1) la consultation (au sens usuel et plus strict du mot) devient une étape distincte et première d’une suite de trois ; (2) l’obligation de fiduciaire vient (de manière d’autant regrettable que confuse) se substituer à l’honneur de la Couronne comme principe fondateur de l’exigence de proportionnalité des restrictions ; (3) l’analogie avec le test de l’arrêt Oakes (relatif à la justification de la restriction des droits et libertés de la personne) est renforcée. Dans la justification de la restriction du droit constitutionnel d’un groupe autochtone, « le gouvernement doit établir : (1) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement, (2) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel, et (3) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe : Sparrow » (par. 77). Quant au rapprochement avec le test de l’arrêt Oakes, à l’exigence d’un objectif « impérieux et réel » vient maintenant s’ajouter une forme d’exécution de l’« obligation de fiduciaire » qui correspond au principe de proportionnalité, « l’obligation fiduciaire insuffl[ant] une obligation de proportionnalité dans le processus de justification. Il ressort implicitement de l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe autochtone que l’atteinte doit [sic] être nécessaire pour atteindre l’objectif gouvernemental (lien rationnel), que le gouvernement ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (atteinte minimale) et que les effets préjudiciables sur l’intérêt autochtone ne l’emportent pas sur les avantages qui devraient découler de cet objectif (proportionnalité de l’incidence) » (par. 87).

On aura remarqué la maladresse rédactionnelle par laquelle la juge en chef emploie les mots de la « nécessité » en deux sens différents, la première fois de manière à amalgamer confusément les idées de rationalité et de nécessité qui structurent le test de l’arrêt Oakes, qui sert ici de point de référence.Enfin, il vaut de relever l’accent que, à la suite de son prédécesseur le juge en chef Lamer, la juge en chef McLachlin met sur la distinction entre, d’une part, la justification de la restriction des droits « usufructaires » de prélèvement de ressources et, d’autre part, la justification de la restriction du titre ancestral. Dans le premier cas, la proportionnalité exigerait que soit reconnue au groupe autochtone titulaire une forme variable de « priorité », tandis que dans le second cas la proportionnalité exigerait plutôt une forme, elle aussi variable, de « participation » de ce groupe à la prise de décision (par. 16).

Obligation de consultation

Nous avons vu que la consultation des peuples autochtones compte parmi les conditions auxquelles une restriction à l’exercice de leurs droits constitutionnels (ancestraux ou issus de traités) pourra être tenue pour justifiée. Or, ainsi que l’a reconnu la juge en chef McLachlin dans l’affaire de la Nation haïda : « […] prouver l’existence de droits peut prendre du temps, parfois même beaucoup de temps. Comment faut-il traiter les intérêts en jeu dans l’intervalle? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la nécessité de concilier l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones et la réalité de la souveraineté de la Couronne. Celle-ci peut-elle, en vertu de la souveraineté qu’elle a proclamée, exploiter les ressources en question comme bon lui semble en attendant que la revendication autochtone soit établie et réglée? Ou doit-elle plutôt adapter son comportement de manière à tenir compte des droits, non encore reconnus, visés par cette revendication? La réponse à cette question découle, encore une fois, de l’honneur de la Couronne. Si cette dernière entend agir honorablement, elle ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l’objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d’établissement d’un traité. Elle doit respecter ces intérêts potentiels mais non encore reconnus. La Couronne n’est pas paralysée pour autant. Elle peut continuer à gérer les ressources en question en attendant le règlement des revendications. Toutefois, selon les circonstances, question examinée de façon plus approfondie plus loin, le principe de l’honneur de la Couronne peut obliger celle-ci à consulter les Autochtones et à prendre raisonnablement en compte leurs intérêts jusqu’au règlement de la revendication. Le fait d’exploiter unilatéralement une ressource faisant l’objet d’une revendication au cours du processus visant à établir et à régler cette revendication peut revenir à dépouiller les demandeurs autochtones d’une partie ou de l’ensemble des avantages liés à cette ressource. Agir ainsi n’est pas une attitude honorable » (par. 26-27).

Voilà pourquoi, comme le résume bien la juge Deschamps dans l’arrêt Beckman,« [a]fin de protéger l’intégrité du processus de négociation, la Cour a formulé, à partir de ce qui n’était à l’origine qu’une étape de la justification des atteintes aux droits ancestraux, une obligation de consultation préalable à la prise de mesures pouvant porter atteinte à ces droits non encore définis. Plus tard, elle a élargi le contenu obligationnel minimal d’un traité lorsque celui-ci omettait de prévoir la façon dont la Couronne peut exercer les droits que lui reconnaît un traité et qui ont une incidence sur ceux conférés à la partie autochtone par ce même traité » (par. 90).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in s’observe encore, à ce sujet de l’obligation de consultation, le retour à la case départ de la confusion entre l’obligation de fiduciaire et le principe d’honneur de la Couronne. La réactivation de l’obligation de fiduciaire tous azimuts par la juge en chef vient suggérer que cette obligation se place aussi au fondement de l’obligation constitutionnelle de consultation des peuples autochtones. Cette dernière obligation a pourtant été dérivée du test de justification des restrictions à l’exercice des droits ancestraux et issus de traité, test que dans ce même arrêt Tsilhqot’in la juge en chef nous dit (à raison) découler plutôt du principe d’honneur de la Couronne (par. 78). Dans l’affaire Mikisew, le juge Binnie avait pu écrire ce qui suit : « L’obligation de consultation repose sur l’honneur de la Couronne, et il n’est pas nécessaire pour les besoins de l’espèce d’invoquer les obligations de fiduciaire ». (par. 51) Dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation, conjointement avec la juge Karakatsanis, la juge en chef avait d’ailleurs soutenu ceci : « Le principe de l’honneur de la Couronne guide l’interprétation téléologique de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et fait naître une obligation de consultation lorsque la Couronne envisage des mesures qui auront une incidence sur un intérêt autochtone revendiqué, mais non encore établi. » (par. 73) Dans un arrêt qui vient tout juste d’être rendu dans l’affaire de la Première Nation de Grassy Narrows, la juge en chef écrit très généralement, et de manière plutôt ambiguë, que les provinces doivent exercer leur compétence « conformément à l’honneur de la Couronne et [… sont] assujettie[s] aux obligations fiduciaires de Sa Majesté à l’égard des intérêts autochtones » (par. 50). Une chatte y perdrait ses petits. Pourtant, il aurait été aussi aisé pour tout le monde que plein de sens de dire que le principe d’honneur de la Couronne fonde l’obligation de consultation tout comme les conditions de justification de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones, conditions dont cette obligation a été dérivée.

Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour s’était reportée au par. 168 de l’arrêt Delgamuukw, relatif au test de justification des restrictions aux droits constitutionnels des peuples autochtones, pour parler de la « transposition de ce passage dans le contexte des revendications non encore établies » (par. 24 et 40). Cette transposition n’était toutefois pas parfaite, puisque, en vertu de ce régime de mise en œuvre préventive (par opposition à son intervention « curative » à titre de condition de justification d’une atteinte avérée) de l’obligation de consultation, « il n’y a pas obligation de parvenir à une entente mais plutôt de procéder à de véritables consultations » (par. 42). Mise en œuvre de manière préventive plutôt que de voir son exécution être vérifiée ex post facto avec le caractère justifié d’une atteinte avérée, l’obligation de consultation « ne donne pas aux groupes autochtones un droit de veto sur les mesures susceptibles d’être prises à l’égard des terres en cause en attendant que la revendication soit établie de façon définitive » [; l]e « consentement » dont il est question dans Delgamuukw n’est nécessaire que lorsque les droits invoqués ont été établis, et même là pas dans tous les cas » (par. 48). Dans Taku River, une affaire jumelle de Nation haïda, la Cour suprême a confirmé que, « [l]orsqu’une véritable consultation a eu lieu, il n’est pas essentiel que les parties parviennent à une entente ». Autrement dit, « [l]’obligation d’accommodement exige plutôt que les préoccupations des Autochtones soient raisonnablement mises en balance avec l’incidence potentielle de la décision sur ces préoccupations et avec les intérêts sociétaux opposés[, l]’idée de compromis fai[sant] partie intégrante du processus de conciliation » (par. 2). Est-ce à dire que, dans les cas où le risque est le plus grave, les Autochtones sont invités, plutôt qu’à chercher à le prévenir par la mise en œuvre de l’obligation de consultation, à attendre qu’il se réalise afin de demander d’être indemnisés pour le défaut de la part de l’État d’obtenir leur consentement ? Il semble que non, et ce, d’après ce que l’arrêt Tsilhquot’in vient d’ajouter.

En effet, l’arrêt Tsilhqot’in vient répondre à une question importante, celle de la possible rétroactivité d’une reconnaissance de droits ancestraux, et ce, non seulement sur le plan du redressement, mais aussi sur celui de l’obligation de consultation. En effet, nous venons de voir que le contenu substantiel de l’exigence de consultation diffère selon qu’il s’agit d’une étape de la vérification du caractère justifié d’une restriction aux droits constitutionnels établis des peuples autochtones ou d’une obligation autonome relative à des droits ancestraux qui ne sont encore que revendiqués, le consentement des autochtones concernés pouvant être requis dans le premier cas, mais jamais dans l’autre. Une fois le droit revendiqué établi, comment traiter la conduite de l’État au moment où il ne l’était pas encore? La question de la rétroactivité reçoit une réponse négative. Même si la revendication de titre est ici avérée par la Cour suprême, et même si celle-ci laisse entendre que les effets actuels d’une mesure prise antérieurement auraient pu désormais représenter une atteinte au titre ancestral des demandeurs si seulement la Forest Act de la Colombie-Britannique avait prétendu s’appliquer aux terres qui sont l’objet d’un titre ancestral (par. 92 et 107-116), il ne semble pas pour autant que la juge en chef soit d’avis qu’une atteinte aux droits ancestraux puisse être redressée rétroactivement : « Pendant cette période [où les revendications territoriales sont en cours de négociation et où le titre ancestral demeure incertain], les groupes autochtones n’ont pas le droit de gérer les forêts; ils ont seulement droit qu’on les consulte et, s’il y a lieu, qu’on les accommode relativement à l’utilisation des terres : Nation haïda » (par. 113; voir aussi par. 93-94).

Enfin, toujours au sujet de l’obligation de consultation, les motifs unanimes de la juge en chef dans l’arrêt Tsilhqot’in font bien de confirmer l’autocorrection de l’erreur par la laquelle la jurisprudence avait déjà opposé sur un même plan la mise en œuvre de l’obligation de consultation et la délivrance d’une injonction interlocutoire. La juge en chef avait par la suite fini par admettre, dans l’affaire Rio Tinto Alcan de 2010, que « [l]e recours pour manquement à l’obligation de consulter vari[ant] en fonction de la situation[, l]’omission de la Couronne de consulter les intéressés peut donner lieu à un certain nombre de mesures allant de l’injonction visant l’activité préjudiciable, à l’indemnisation, voire à l’ordonnance enjoignant au gouvernement de consulter avant d’aller de l’avant avec son projet » (par. 37). Dans l’affaire qui nous occupe aujourd’hui, la juge en chef confirme une fois de plus que l’obligation constitutionnelle de consultation n’est pas un recours, mais une institution de droit substantiel qui peut donner lieu à une variété indéfinie de recours et mesures de redressement : « Le manquement par la Couronne à son obligation de consultation peut donner lieu à diverses mesures de réparation, notamment une injonction, des dommages‑intérêts ou une ordonnance enjoignant la tenue de consultations ou la prise de mesures d’accommodement. » (par. 89)

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 2: le titre ancestral

Le récent arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Tsilhqot’in porte principalement sur le titre ancestral. Il le fait d’abord en disposant de la question de savoir si le juge de première instance s’était trompé en concluant que les demandeurs avaient fait la preuve d’une « occupation suffisante » du territoire revendiqué. C’est donc dire que cet arrêt traite principalement du titre ancestral au travers de ses conditions d’existence. Cependant, les motifs unanimes de la juge en chef interviennent accessoirement sur d’autres aspects de la jurisprudence relative au titre ancestral : terminologie, nature et sources matérielles, contenu substantiel.

Terminologie des droits ancestraux

D’une part, ce que, dans sa version française, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada appelait le « titre aborigène » devient dans l’arrêt Tsilhqot’in le « titre ancestral ».

D’autre part, certains droits ancestraux d’une autre et anonyme catégorie, en l’occurrence les droits ancestraux territoriaux moindres que le titre, reçoivent un nom, celui de « droits usufructuaires » (par. 47).

Nature et sources matérielles du titre ancestral

Sur cette question, il est surprenant de voir la juge en chef s’appuyer (par. 12) avec autant d’insistance sur l’arrêt Guerin de 1984. Cet arrêt, qui techniquement est venu combler le vide juridique que laissaient les dispositions de la Loi sur les Indiens (LI) relatives à la cession de terres de réserve, n’avait abordé qu’accessoirement la question du titre ancestral, et ce, d’une manière qui s’était par la suite révélée créer la confusion. La jurisprudence ultérieure y avait remédié. La juge en chef cite d’ailleurs la mauvaise page de l’arrêt Guerin, celle où il est dit : « comme nous l’avons souligné plus haut »… Or, ce qui a été dit plus haut, c’est effectivement que le titre ancestral existe indépendamment de la loi ou des actes du pouvoir exécutif, mais cela était bien établi depuis l’arrêt Calder, qui demeure l’arrêt de principe sur la question. En effet, si le titre ancestral existe en common law, indépendamment de la Proclamation royale de 1763 (PR), alors il est évident qu’il existe indépendamment de la loi ordinaire et des règlements et décrets de l’exécutif. Dans l’affaire Guerin, la mobilisation du principe de l’arrêt Calder servait précisément à écarter la thèse d’une pure relation de droit public entre l’État et les Indiens (au sens de la LI) au sujet de la cession de terres de réserves. Le but, louable, était de fonder une « obligation de fiduciaire » de la Couronne, qui seule peut recevoir la cession du droit qu’a une bande indienne sur les terres de réserve et à qui il peut donc revenir de céder ensuite des droits à des tiers à la manière d’un intermédiaire. Le moyen était d’établir un lien – pourtant condamné à être démenti par la suite – d’identité entre le droit d’une bande indienne sur des terres de réserve et le titre ancestral. « À mon avis, il est sans importance que la présente espèce concerne le droit d’une bande indienne sur une réserve plutôt qu’un titre aborigène non reconnu sur des terres tribales traditionnelles », d’écrire alors le juge Dickson dans ses motifs majoritaires (p. 379). La thèse sous-jacente était que, de toute façon, des terres de réserve sont toujours en même temps l’objet d’un titre aborigène, ce qui était forcément faux et a été corrigé dans l’arrêt de la Bande indienne d’Osoyoos de 2001 : « L’appelante a plaidé que, en droit, le titre aborigène subsiste à l’égard d’une réserve créée sous le régime de la Loi sur les Indiens. Cet argument est clairement erroné » (par. 159), d’écrire dans cette affaire le juge Iacobucci dans des motifs majoritaires que partageait la juge en chef McLachlin. En effet, la question de l’existence d’un titre ancestral est indépendante de celle d’une réserve en vertu de la LI. Qui plus est, et il me faudra y revenir (en Partie 3), cette obligation de fiduciaire qui a été dégagée dans l’arrêt Guerin a par la suite été montée en épingle, avant d’être plus tardivement circonscrite par la jurisprudence de la Cour suprême. Il est épatant d’assister maintenant à un retour à la case départ.

En revanche, l’arrêt Tsilhqot’in a le grand mérite de dissiper certains des doutes qu’avait semés l’affaire Marshall/Bernard de 2005 au sujet du « pluralisme » des sources (matérielles) du titre ancestral. Comme je l’ai dit plus haut, l’arrêt Delgamuukw avait établi que la source matérielle du titre aborigène résidait dans le rapport entre la common law et les régimes juridiques autochtones « préexistants ». Les motifs majoritaires de la juge en chef McLachlin dans l’affaire Mitchell de 2001 reprenaient, cette fois pour les droits ancestraux au sens large, une telle interprétation « pluraliste » de l’histoire et de l’actualité de notre droit relatif aux droits constitutionnels des peuples autochtones (par. 9-10). Cet esprit n’avait pas été repris en tous points par la majorité dans l’affaire Marshall/Bernard de 2005, où le titre aborigène avait été défini comme un droit (constitutionnalisé) de common law par lequel celle-ci s’accommode de certains faits, parmi lesquels la pratique autochtone antérieure à la souveraineté. Aucun mot n’était dit au sujet des régimes juridiques autochtones préexistants, dont il fallait conclure qu’ils étaient reconduits à ce « point de vue des autochtones » dont il faut tout de même tenir compte en même temps que de « la perspective de la common law » (par. 46). Dans cette même affaire, le juge LeBel, auteur de motifs minoritaires concordants, était plus « juspluralistement » d’avis, à l’instar du juge en chef Lamer dans Delgamuukw, qu’« il faudrait recourir à des conceptions autochtones de territorialité, d’utilisation du territoire et de propriété pour modifier et adapter les notions traditionnelles de propriété en common law » (par. 127). Dans Tsilhqot’in, la juge en chef indique que le titre ancestral « découle d’une possession antérieure à l’affirmation de la souveraineté britannique » (par. 14). Le terme « possession » étant juridique, cela suggère que le titre ancestral du droit constitutionnel canadien reconnaît la juridicité des régimes fonciers autochtones « préexistants » auxquels il donne effet. La juge en chef affirme du reste que « le tribunal doit veiller à ne pas perdre de vue la perspective autochtone, ou à ne pas la dénaturer, en assimilant les pratiques ancestrales aux concepts rigides de la common law, ce qui irait à l’encontre de l’objectif qui consiste à traduire fidèlement les droits que possédaient les Autochtones avant l’affirmation de la souveraineté en droits juridiques contemporains équivalents » (par. 32). La réactivation du « pluralisme juridique » des sources matérielles des droits ancestraux par ce récent arrêt ne saurait faire de doute, la juge en chef posant nettement, en renvoyant à l’arrêt Delgamuukw, que le « point de vue des Autochtones est axé sur les règles de droit, les pratiques, les coutumes et les traditions du groupe » (par. 35). La détermination d’un titre ancestral correspond à celle de « la façon dont les droits et intérêts qui existaient avant l’affirmation de la souveraineté peuvent trouver leur juste expression en common law moderne » (par. 50). Le titre ancestral est reconnaissance, non pas d’un pur fait, mais d’un fait tenu pour juridique, pour ressortir à une juridicité autre que celle du droit étatique : le « titre ancestral postérieur à l’affirmation de la souveraineté reflète le fait que les Autochtones occupaient le territoire avant l’affirmation de la souveraineté, avec tous les attributs que constituent les droits d’utilisation et de jouissance qui existaient avant l’affirmation de la souveraineté et qui composaient le titre collectif détenu par les ancêtres du groupe revendicateur — notamment le droit de contrôler l’utilisation des terres » (par. 75).

Conditions d’existence du titre ancestral

Les conditions d’existence du titre ancestral avaient été posées par l’arrêt Delgamuukw. Elles étaient apparemment au nombre de trois et consistaient en autant d’aspects d’une « occupation » du territoire revendiqué. Cette occupation devait (1) avoir été antérieure à l’affirmation de la souveraineté britannique – même si la jurisprudence a hésité entre les moments de l’affirmation de cette souveraineté et de celle d’une souveraineté « européenne » –, (2) s’être « continuée » depuis si l’occupation actuelle est invoquée en preuve de l’occupation antérieure et (3) avoir été « exclusive » (par. 143). Dans l’arrêt Tsilhqot’in, mettant de côté (sans doute pour la tenir pour acquise) l’exigence d’antériorité, la juge en chef reformule ces trois conditions comme aspects d’une occupation (1) suffisante, (2) continue et (3) exclusive (par. 25 et 32). En réalité, ainsi formulée en termes de « continuité d’occupation », la seconde exigence est fausse, n’en est pas une. Cela n’est pas un détail technique sans incidence « politique ». Enfin, comme je l’avais annoncé en introduction (c’est-à-dire en Partie 1), ce que la Cour a considéré être véritablement en cause dans cette affaire qui nous occupe est l’exigence (en réalité nouvellement formulée) de « suffisance » d’occupation. Quant à l’exigence d’exclusivité d’occupation, l’arrêt Tsilhqot’in n’avait pas grand chose à y ajouter.

En français du moins, la parenthèse sert le plus souvent à apporter une précision qui n’est pas absolument nécessaire au propos. Ce n’est pourtant pas l’usage qu’en fait ici la juge en chef alors qu’elle écrit de l’occupation qu’elle « doit être continue (si l’occupation actuelle est invoquée) » (par. 25). Même si, les demandeurs s’étant en l’espèce fondés en partie sur leur occupation actuelle du territoire, la juge en chef s’exprime plus justement ailleurs dans ses motifs (par. 45 et 57), cette parenthèse explique sans doute au moins en partie pourquoi le commentaire journalistique et politologique a pour ainsi dire colporté l’information selon laquelle un groupe autochtone doit nécessairement avoir jusqu’à ce jour continué d’occuper le territoire revendiqué pour être titulaire d’un titre ancestral sur celui-ci. Et ce, d’autant que la malheureuse parenthèse s’est retrouvée dans la note d’arrêt, ce résumé que trop de gens n’osent pas avouer que s’y réduit leur lecture des arrêts de la Cour. L’enjeu est pourtant de taille. En effet, c’est un aspect problématique de la politique fédérale de règlement des revendications territoriales fondées sur les droits ancestraux que l’exigence que « le groupe autochtone continue d’utiliser et d’occuper le territoire à des fins traditionnelles » (Règlement des revendications des Autochtones : un guide pratique de l’expérience canadienne, 2003, p. 8). La continuité d’occupation n’est en rien une condition d’existence du titre ancestral. Seule l’est l’occupation historique (suffisante et) exclusive. L’occupation actuelle n’est qu’un mode facultatif de preuve de l’occupation historique, si, bien entendu, on peut la rattacher à celle-ci par une preuve de continuité. En fait, il était question dans l’arrêt Delgamuukw d’une condition d’existence du titre ancestral qui demeure apparentée, mais aucunement identique, à la continuité d’occupation : le maintien, par le groupe revendicateur, d’un « rapport substantiel » avec le territoire revendiqué, rapport qui se devrait d’être « suffisamment important pour avoir une importance fondamentale pour la culture des demandeurs » (par. 151). Dans Marshall/Bernard, les motifs majoritaires de la juge en chef McLachlin parlaient à cet égard d’une « exigence de continuité » qui se résumait à celle de la démonstration, par le groupe revendicateur d’un titre ancestral, « qu’il descend, depuis la période précédant l’affirmation de la souveraineté, du groupe sur les pratiques duquel repose la revendication du droit » (par. 70). Autrement dit, la continuité du lien avec la terre passerait, non pas par celle de son occupation, mais par celle du groupe revendicateur. Suivant une telle logique, un groupe autochtone qui, sans que ceci ne soit dû à une cession volontaire de sa part ou à une autre forme de renonciation, et en l’absence d’une extinction unilatérale valide – ce qui n’était possible qu’avant l’entrée en vigueur de la LC 1982 –, n’occupe plus physiquement les terres qu’il occupait de manière exclusive au moment de l’affirmation de la souveraineté britannique pourra néanmoins essayer de faire la preuve qu’il a maintenu avec ces terres un rapport culturel ou juridico-coutumier substantiel. Voilà ce que, à tort, n’envisagent pas la politique fédérale et le commentaire journalistique et politologique. Il est regrettable que, en sus de la confusion générée par sa parenthèse, la juge en chef ait, dans l’arrêt Tsilhqot’in, fait l’impasse sur cette exigence de maintien d’un lien culturel substantiel avec le territoire qu’on peut légitimement revendiquer même si l’on ne l’occupe plus.

La « suffisance » de l’occupation ne figurait pas comme condition distincte d’existence du titre ancestral dans les motifs du juge en chef Lamer dans l’affaire Delgamuukw, où l’on aurait pu autrement y voir une redite.Dans cette affaire, les parties s’opposaient sur la question de savoir si l’occupation historique ne pouvait être prouvée que par des faits d’occupation physique, ou si elle pouvait aussi l’être au moyen des normes du droit traditionnel autochtone préexistant du groupe revendicateur. Le juge en chef Lamer avait donné raison à la partie autochtone sur cette question en admettant la pertinence du droit autochtone coutumier (par. 148). Sachant pourtant ce qu’elle faisait puisqu’elle a pris soin d’en retrancher le qualificatif « physique », c’est hors contexte que, dans Tsilhqot’in (par. 37), la juge en chef cite un extrait des motifs de son prédécesseur dans Delgamuukw, et ce, pour faire dire à un passage sur la seule occupation physique une règle sur l’occupation « suffisante » en général. En réalité, tout ce dont avait besoin la Cour pour disposer de la question de la « suffisance » de l’occupation se trouvait dans la partie des motifs majoritaires de l’arrêt Delgamuukw relative à l’exigence d’exclusivité de cette même occupation. Le juge en chef Lamer avait défini une telle occupation comme celle qui unit une intention à une capacité de contrôle effectif du territoire, notamment celles d’en tenir les étrangers à distance (par. 156). L’intention et la capacité ne correspondant pas à l’exclusion effective systématique, il devait donc être « possible de prouver l’exclusivité de l’occupation même si d’autres groupes étaient présents ou se rendaient souvent sur les terres revendiquées » (par. 156). L’hypothèse d’un titre conjoint était aussi admise (par. 158). Dans l’affaire Marshall/Bernard de 2005, la juge en chef McLachlin avait ainsi rappelé qu’il n’était pas nécessaire au groupe revendicateur de faire la preuve d’actes accomplis d’exclusion, l’essentiel étant pour lui de convaincre le tribunal qu’il aurait pu en exclure d’autres s’il l’avait voulu(par. 64-65). Mais, quoi qu’en dise aujourd’hui la Cour, cet arrêt de 2005 a pu servir de mauvais guide à la Cour d’appel dans l’affaire Tsilhqot’in.

En 2005 en effet, la juge en chef McLachlin écrivait ce qui suit : « Il résulte de l’exigence de l’occupation exclusive que l’exploitation des terres, des rivières ou du littoral marin pour la chasse ou la pêche, ou la récolte d’autres ressources, peut se traduire en un titre aborigène sur le territoire si la pratique de l’activité était suffisamment régulière et exclusive pour fonder un titre en common law. Le plus souvent toutefois, la pratique de la chasse ou de la pêche saisonnière dans une région déterminée se traduira par un droit de chasse ou de pêche. C’est ce qu’établissent clairement les arrêts Van der Peet, Nikal, Adams et Côté de cette Cour. » (par. 58) En toute logique, une telle affirmation devait assombrir l’horizon des revendications de titre des peuples autochtones nomades ou semi-nomades, et ce, même si son auteur écrivait quelques paragraphes plus loin que « la possibilité pour les peuples nomades ou semi-nomades de revendiquer un titre aborigène plutôt que des droits d’utilisation traditionnelle du territoire […] dépend de la preuve » (par. 66). Rappelons d’ailleurs, comme le fait elle-même la juge en chef dans l’arrêt de 2005 (par. 66), que, avant d’affirmer la possibilité théorique qu’un peuple nomade puisse être titulaire d’un titre ancestral, la Cour avait, dans l’affaire Adams de 1996, justifié la distinction entre le titre et les droits territoriaux moindres par le fait que certains peuples autochtones du Canada étaient à l’origine nomades (par. 28). Dans l’arrêt Tsilhqot’in, au sujet de ce qui est au centre du litige, la juge en chef veut préciser que la Cour suprême du Canada « n’a jamais répondu directement » à la question de savoir comment « déterminer si un groupe autochtone semi-nomade détient un titre [ancestral] sur des terres » (par. 24). Elle répond ainsi que, dans Marshall/Bernard, la Cour « n’a pas rejeté l’approche fondée sur le territoire » pour lui préférer une approche fondée sur des sites circonscrits d’occupation intensive, « mais a seulement estimé (au par. 72) qu’il fallait “la preuve d’une utilisation suffisamment régulière et exclusive” du territoire en question, une exigence établie dans l’arrêt Delgamuukw » (par. 43). Dans Marshall/Bernard, d’ajouter la juge en chef, « notre Cour a confirmé que les groupes nomades et semi-nomades peuvent établir l’existence d’un titre s’ils établissent une possession physique suffisante d’un territoire, ce qui constitue une question de fait » (par. 44). Non seulement cela est-il peu convaincant d’un point de vue pratique, mais encore a-t-il pour effet d’exclure sans motif ce qu’avait explicitement admis l’arrêt Delgamuukw : la preuve de l’occupation historique par la prise en compte des régimes juridiques autochtones préexistants, en sus de l’occupation physique.

Sur l’exigence d’exclusivité de l’occupation, venant de créer un doublon et d’ainsi en traiter, la juge en chef n’a plus rien à ajouter. Elle laisse entendre que les erreurs de la Cour d’appel à cet égard étaient tributaires de celles qu’elle avait commises au sujet du critère de suffisance de l’occupation (par. 60). Mais on pourrait dire que cela est d’autant évident que, au travers du critère de l’occupation suffisante, la juge en chef vient en réalité de traiter de celui de l’occupation exclusive.

Contenu substantiel du titre ancestral

Sur la question du contenu substantiel du titre ancestral, l’arrêt Tsilhqot’in pourrait très bien marquer un certain recul par rapport à l’arrêt Delgamuukw, ou du moins par rapport à la lecture que s’en était faite une certaine doctrine. En effet, le choix des sources doctrinales, déjà trop peu nombreuses, consultées par la juge en chef s’expose à la critique. Sur le titre et les autres droits ancestraux, la juge en chef ne cite que quatre sources doctrinales. Sur ces quatre, deux sources, qui datent respectivement de 1987 et de 1989, avaient déjà été prises en compte dans l’arrêt Delgamuukw. Une troisième source citée l’est par voie de nécessité, car, dans son mémoire, le gouvernement de la Colombie-Britannique s’y appuyait pour défendre la thèse – que je viens de soutenir moi-même, mais cela sur un plan descriptif et non normatif du droit positif – selon laquelle, en réalité, la Cour suprême avait, dans l’affaire Marshall/Bernard, retenu une exigence d’occupation « intensive » plus restrictive que l’exigence d’occupation « régulière » évoquée par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw. Quant à la quatrième source, il s’agit d’un article de l’un des, voire du constitutionnaliste le plus réputé au pays, mais qui ne s’est somme toute intéressé qu’accessoirement au droit des peuples autochtones, qui signe ici un texte d’introduction et qui est d’ailleurs cité en ce sens, sur une généralité, soit le fait que l’arrêt Calder a contribué à la reprise de la politique de négociation du règlement des revendications de titre ancestral (par. 10). Autrement dit, la Cour suprême ignore ici des décennies de recherche doctrinale. Le droit des autochtones est pourtant un domaine en pleine effervescence depuis les années 1990. Dans l’affaire Delgamuukw, les motifs majoritaires du juge en chef Lamer étaient largement redevables, outre ceux du juge dissident de la Cour d’appel, le juge Lambert, à la doctrine des auteurs. Depuis lors, cet arrêt a fait couler beaucoup d’encre.

Parmi les travaux brillants sur le titre ancestral figurent ceux du professeur Ghislain Otis. Ce dernier en était venu à synthétiser en quelques mots bien sentis tout l’esprit du régime élaboré par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw. Le titre ancestral serait ainsi porteur de la maîtrise d’un « espace foncier global ». En effet, ce droit ancestral territorial le plus complet « s’étend aux droits miniers et peut comprendre le lit de cours d’eau et des droits hydriques. Ainsi, le titre autochtone diffère, au Québec à tout le moins, de la propriété foncière privée assujettie dans un grand nombre de cas au principe de la domanialité des substances minérales. Nous ne pouvons écarter la possibilité que le titre aborigène grève également certains espaces maritimes […] » (« Le titre aborigène: émergence d’une figure nouvelle et durable du foncier autochtone ? », (2005) 46 CdeD 795, p. 838). En effet, comme droit constitutionnel de contenu sui generis, le titre ancestral présente ou double aspect de droit privé et de droit public. Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef me paraît mettre l’accent sur ce premier aspect sous lequel le titre relève du droit des biens, et ce, aux dépens de ce second aspect sous lequel il revêt une dimension compétentielle de gestion du territoire. C’est que la juge en chef McLachlin définit comme suit les « attributs » du titre ancestral : « Le titre ancestral confère des droits de propriété semblables à ceux associés à la propriété en fief simple, y compris le droit de déterminer l’utilisation des terres, le droit de jouissance et d’occupation des terres, le droit de posséder les terres, le droit aux avantages économiques que procurent les terres et le droit d’utiliser et de gérer les terres de manière proactive. » (par. 73) Du reste, que la juge en chef qualifie d’« usufructuaires » les droits ancestraux territoriaux moindres peut bien être symptomatique d’un recentrage – qui ici n’est pas motivé – de la jurisprudence relative aux droits ancestraux territoriaux, pour ne pas dire d’une oblitération de leur volet ressortissant au droit public.

L’histoire de l’inaliénabilité du titre ancestral sauf à la Couronne est longue et répond en réalité à des raisons autres que celles, paternalistes, par lesquelles la jurisprudence veut la justifier. En vertu de la PR déjà, les colons n’étaient plus autorisés à acquérir des terres directement auprès des autochtones. Ces derniers devaient d’abord céder dûment les terres convoitées à la Couronne, à la suite de quoi celle-ci pouvait les concéder, les vendre, les louer, etc., à des particuliers ou à des entreprises. Ainsi la PR devait-elle apporter une solution à un problème sur lequel avait été appelé à se pencher, entre autres personnes, nul autre que John Locke, qui occupa, de 1696 à 1700, la charge de commissaire du commerce et des colonies de peuplement : l’achat direct de terres auprès des nations autochtones par des colons britanniques dont on craignait qu’ils puissent de cette façon se dérober à la souveraineté de Sa Majesté. Cette inaliénabilité a par la suite été codifiée par LI. Elle a aussi été reprise par la jurisprudence relative au titre ancestral constitutionnalisé, qui lui a donné une raison d’être plus noble : la protection des générations d’autochtones à venir contre les actuelles. C’est ainsi que, dans l’arrêt Delgamuukw, cette inaliénabilité est devenue la « limite intrinsèque » du titre ancestral (par. 125-128). En pratique, cela veut dire qu’un groupe titulaire d’un tel titre ne peut pas autoriser une forme d’exploitation qui rendrait impossible la poursuite d’activités traditionnelles qui, par exemple, pourraient avoir été alléguées comme preuve d’occupation. Le juge en chef Lamer donnait l’exemple d’une mine à ciel ouvert. Pour ce faire, le groupe autochtone titulaire devra céder, en tout ou partie, son titre à la Couronne, qui pourra ensuite conférer à des tiers des droits sur les terres qui en faisaient l’objet (par. 131). Si l’objectif déclaré par le juge en chef Lamer était de protéger l’intérêt des générations à venir, son atteinte est assurément compromise par la possibilité d’une telle cession. Autrement dit, là ne peut résider la vraie raison d’être de cette « limite ». L’arrêt Tsilhqot’in ne remet aucunement en cause cette idée, quasi unanimement critiquée par la doctrine, de limite intrinsèque du titre ancestral, limite dont la Cour parle maintenant comme de « l’énoncé négatif » du contenu de ce titre (par. 15) aussi bien que comme des « limites inhérentes au titre collectif détenu au bénéfice des générations futures » (par. 94).

En matière de droits ancestraux et issus de traités comme en matière de droits et libertés de la personne, la jurisprudence distingue clairement, et à raison, entre la question d’une « atteinte » ou « restriction » à un droit, d’une part, et, de l’autre, si et seulement si il y a restriction, la question de savoir si celle-ci est justifiée. Cela veut donc dire que, négativement, les cas indiqués de non-atteinte nous renseignent sur la portée que la Cour est disposée à reconnaître à un droit. Or, dans l’arrêt Tsilhqot’in, nonobstant ses affirmations de principe, la juge en chef restreint sensiblement la portée du titre ancestral dès lors qu’elle annonce que, dans le cas d’une « loi de nature réglementaire de portée générale, par exemple une loi visant la gestion des forêts en prévenant les infestations de ravageurs ou les feux de forêt », il n’y aura « aucune atteinte » à celui-ci (par. 123). Cela veut dire que, dans un tel cas, il n’y aura pas d’obligation constitutionnelle incombant à l’État de consulter les titulaires du titre ancestral, que celui-ci soit établi ou revendiqué. Le commentaire médiatique est à des lieues de cette réalité.

Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique : ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 1 : introduction

L’arrêt que, sous la plume de la juge en chef McLachlin, une Cour suprême du Canada unanime a rendu le 26 juin dernier dans l’affaire de la Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique représente, dans l’histoire du droit canadien, la première reconnaissance judiciaire, concrète, formelle et définitive de titre autochtone ancestral sur un territoire.

La procédure avait été entamée à l’origine en 1983, en réponse à la délivrance de droits d’exploitation forestière par le gouvernement de la Colombie-Britannique. Le jugement de première instance, décision de feu le juge Vickers de la Cour suprême de Colombie-Britannique, n’a été rendu que le 20 novembre 2007. Il compte 486 pages. L’instance a duré 339 jours.

On savait depuis longtemps que des titres équivalents existaient (et existent à mon sens toujours) en vertu de la Proclamation royale du 7 octobre 1763 (PR). On sait depuis l’arrêt Calder de 1973 que, abstraitement, c’est-à-dire comme institution juridique, le titre ancestral existe en common law d’une manière indépendante de cette PR. En 1982, les « droits ancestraux » (qui devaient comprendre le titre) ont été constitutionnalisés par la Partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 (LC 1982, art. 35 et 35.1, celui-ci ajouté en 1983). Dans l’arrêt Delgamuukw de 1997, un jugement dont les motifs majoritaires ont été rédigés par le juge en chef Lamer, la Cour suprême du Canada, sans aller jusqu’à reconnaître formellement le titre ancestral des demandeurs, avait développé considérablement sur l’institution du titre ancestral constitutionnel, notamment sur ses conditions d’existence, son contenu matériel et les conditions de sa restriction justifiée, mais aussi sur sa nature sui generis. À ce dernier égard, le juge en chef, après avoir affirmé que l’art. 35 de la LC 1982 avait « constitutionnalisé les droits que les peuples autochtones possédaient en common law », avait précisé que le contenu des droits garantis par cette disposition ne se réduisait pas à la seule common law (par. 11). L’origine, la source matérielle du titre ancestral résidait plus exactement dans le rapport entre la common law et les régimes juridiques autochtones « préexistants » afin de créer un régime jurisprudentiel autonome (par. 114). Depuis le traité de Nanfan du 19 juillet 1701, l’État régi par le droit de tradition britannique reconnaît un titre territorial autochtone dans la mesure où il en négocie la « cession », l’« abandon » ou une forme de « gel ».

En droit, la principale signification de l’arrêt Tsilhqot’in est sans doute de représenter, comme je viens de le dire, la première déclaration judiciaire concrète, formelle et définitive de titre ancestral. Bien que, ainsi qu’on l’a fait, il soit plutôt facile, devant la chose faite, de dire qu’un tel jugement n’était qu’une question de temps, à ma connaissance il s’agissait plutôt précisément d’une possibilité en laquelle même les praticiens optimistes ne croyaient généralement plus. Il ne faut donc pas sous-estimer le courage de la Cour suprême du Canada, qui, pour n’avoir pas manqué de mettre régulièrement en garde les autorités publiques dans ses motifs, était probablement à bout de patience. L’arrêt veut aussi préciser une des conditions d’existence de tout titre ancestral, en l’occurrence celle que l’occupation antérieure du territoire par le groupe autochtone revendicateur ait été « suffisante ». Accessoirement cependant, cet arrêt va bien au-delà de ce qui précède, et ce, pas toujours pour le meilleur, cela dit du point de vue, proprement jurisprudentiel, de la cohérence des motifs. La partie la moins forte, la moins éclairante et, finalement, la plus problématique des motifs de la juge en chef est à mon avis celle qui porte sur la répartition fédérative des compétences. Mais nombre d’autres aspects ne se dérobent pas à toute critique.

Parce que les « commentaires d’arrêt » publiés dans les revues de droit arrivent trop tard, ce qui suivra se voudra ce qu’il faut savoir sans trop tarder de ce jugement indubitablement historique. Le billet d’aujourd’hui n’est qu’une entrée en matière. Trois autres suivront, sur les questions suivantes : le titre ancestral (Partie 2) ; la restriction des droits, l’honneur de la Couronne et ses obligations de fiduciaire et de consultation (Partie 3) ; la relation entre la répartition fédérative des compétences et les droits des peuples autochtones (Partie 4).

Décision du juge de première instance

Le juge de première instance avait finalement émis un simple « avis » consultatif sur le titre des demandeurs plutôt que d’en prononcer formellement une déclaration, et ce, au motif que la revendication avait pris la forme du « tout ou rien » (par. 129). Dans son avis, il avait appliqué, relativement à l’exigence d’une occupation du territoire qui soit antérieure à l’affirmation de souveraineté de l’État, un critère d’occupation suffisante régulière « territoriale » – par opposition à un critère circonscrit à des « sites » d’occupation intensive, et ce, pour se dire d’opinion que les demandeurs étaient vraisemblablement titulaires d’un titre sur des parties du territoire revendiqué ainsi que sur certaines terres se situant à l’extérieur de ce territoire. Il avait d’autre part reconnu formellement, par déclaration, des droits ancestraux, eux aussi revendiqués, de chasse et de trappe « for the purposes of securing animals for work and transportation, food, clothing, shelter, mats, blankets and crafts, as well as for spiritual, ceremonial, and cultural uses. This right is inclusive of a right to capture and use horses for transportation and work. Tsilhqot’in people have an Aboriginal right to trade in skins and pelts as a means of securing a moderate livelihood » (p. v-vi).

Décision de la Cour d’appel

La Cour d’appel a, unanimement, rejeté la thèse d’une demande de « tout ou rien ». Elle a même nié que puisse exister une telle chose, c’est-à-dire un principe de coïncidence parfaite entre la demande écrite et les représentations lors de l’audition (par. 104-126). Elle a toutefois conçu les conditions d’existence (et donc de preuve) du titre ancestral de manière différente, en vertu d’un critère d’occupation intensive de sites circonscrits, de sorte qu’elle n’a pas transformé en déclaration formelle les parties de l’« avis » consultatif du juge de première instance relatives à l’existence d’un titre sur certaines parties du territoire revendiqué – car elle n’aurait pas pu le faire des parties équivalentes de l’avis qui concernaient des terres situées à l’extérieur de ce territoire. Tout comme le juge de première instance, c’est « sans préjudice » au droit des demandeurs de saisir la justice d’une nouvelle demande qu’elle a formulé ce refus. La Cour d’appel a d’autre part confirmé les conclusions du juge de première instance sur les droits ancestraux de chasse, de trappe et d’échange. Au final, la Cour d’appel a donc confirmé l’ensemble des dispositions du jugement de première instance.

Décision de la Cour suprême du Canada

À l’unanimité, la plus haute juridiction a rendu un jugement déclarant l’existence du titre ancestral des Tsilhqot’in sur les parties du territoire visé en ce sens par l’« avis » du juge de première instance qui se situent à l’intérieur du territoire qui était revendiqué par les demandeurs. Ce résultat s’explique par le fait que, d’une part, elle a retenu la conception « territoriale » et « régulière » de l’exigence d’occupation antérieure suffisante qui était celle du juge de première instance (par. 24-44 et 50) et que, de l’autre, elle a, contrairement à ce dernier mais à l’instar de la Cour d’appel, récusé l’approche du « tout ou rien » en matière de droits constitutionnels des autochtones pour lui préférer une approche « fonctionnelle » (par. 19-23).

La Cour suprême du Canada a aussi déclaré que le gouvernement de la Colombie-Britannique a manqué à son obligation constitutionnelle de consultation des Tsilhqot’in dans l’aménagement du territoire et la délivrance de droits d’exploitation forestière à des tiers.

Voilà pour le décor. Analyse et critique à suivre.