Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 3: la restriction des droits, l’honneur de la Couronne et ses obligations de fiduciaire et de consultation

Avant de traiter de la manière dont l’arrêt Tsilhqot’in veut intervenir sur le droit relatif à la répartition fédérative des compétences, il faut voir ce qu’il reste de ses principales répercussions sur le droit relatif aux droits constitutionnels des peuples autochtones.

Retour de la confusion entourant l’obligation de fiduciaire

Comme j’ai eu l’occasion de l’annoncer (en Partie 2), il est épatant d’assister, avec l’arrêt Tsilhqot’in, à un retour à la case départ sur la question de l’« obligation de fiduciaire » de la Couronne. Cela est dû à une curieuse insistance sur, et mécompréhension de, l’arrêt Guerin, que la juge en chef n’arrive pas à bien situer dans le cours de l’évolution de la jurisprudence. Comme je l’ai expliqué, c’est dans le but de combler un vide juridique de la Loi sur les Indiens (LI) que, en établissant un faux lien de nécessité de coexistence entre le droit d’une bande indienne sur les terres de réserve (le tout au sens de la LI) et le titre ancestral de manière à suggérer un volet de droit privé dans la relation juridique en cause, l’arrêt Guerin avait dégagé une « obligation de fiduciaire » de la Couronne. Par conséquent, malgré le silence de la LI qui semble attribuer une large discrétion à « Sa Majesté » dans la gestion des terres cédées par une bande, le gouvernement fédéral, bien au-delà même d’éventuelles conditions formelles écrites qui peuvent accompagner la cession, doit toujours agir dans le meilleur intérêt de la bande cessionnaire. L’obligation de fiduciaire était en effet dérivé du principe d’equity selon lequel, « [l]orsqu’une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre partie et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire, la partie investie de ce pouvoir devient fiduciaire » (p. 384). Cette partie est alors assujettie à des « normes strictes de conduite » (ibid.)et doit par conséquent « faire preuve d’une loyauté absolue envers son commettant » (p. 389). Dans Guerin donc, même si l’acte de cession ne les constatait pas, le ministre ne pouvait pas, comme il l’avait fait, ignorer les conditions verbales posées par la bande.

Or, si dans Guerin l’intervention de l’obligation de fiduciaire était justifiée par le fait que le gouvernement avait été appelé à agir pour le compte d’une bande indienne, la jurisprudence et la doctrine ultérieures, qui ont voulu voir dans cette obligation le principe structurant du droit constitutionnel relatif aux droits ancestraux et issus de traité des peuples autochtones, n’ont pas expliqué en quoi il ferait sens de soutenir que, à chaque fois que l’action ou l’omission de l’État est susceptible d’intéresser les droits constitutionnels des peuples autochtones, l’État agit « au profit » de ceux-ci, devrait être tenu le faire ou devrait avoir l’obligation juridique de le faire. Il y a même quelque chose de paternaliste à suggérer que l’État est une espèce de « représentant légal » des peuples autochtones dans la mise en œuvre de leurs droits constitutionnels. Ce paternalisme a pourtant des racines historiques profondes.

Bref, on a voulu étendre l’obligation de fiduciaire de la Couronne bien au-delà de son périmètre de sens. Voilà pourquoi, dans l’arrêt Wewaykum, le juge Binnie écrivait ce qui suit : « Les appelantes semblent parfois invoquer cette obligation [de fiduciaire] comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes. C’est aller trop loin. » (par. 81) Ces motifs unanimes entendaient préciser que le contenu substantiel de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les autochtones varie avec les intérêts collectifs autochtones en jeu, si bien que ce n’est qu’une version allégée de cette obligation qui s’appliquerait à la mise en œuvre d’un « programme gouvernemental qui visait à créer des réserves sur des terres ne faisant pas partie des “terres tribales traditionnelles” » (par. 77), en l’occurrence un « programme » exigé par les articles 13 et 14 du décret impérial de 1871 portant adhésion de la Colombie-Britannique à la fédération – décret pris en vertu de l’art. 146 de la LC 1867 et qui a force de loi constitutionnelle. Or, dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation de 2013, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis, auteures de motifs majoritaires, ont curieusement affirmé que « [l’]existence d’un intérêt autochtone donnant naissance à une obligation fiduciaire [sic] ne saurait être établie par un traité ou, par extension, par une loi » (par. 58). Voilà qui tombait difficilement sous le sens, puisque les réserves indiennes sont toujours créées par loi, et parfois même, en sus, par traité. Cette affirmation contredisait donc directement la jurisprudence qui se dégageait des arrêts Guerin, Wewaykum et Elder Advocates of Alberta Society. À en croire l’état du droit dont voulait rendre compte cet arrêt de 2013, une obligation de fiduciaire pouvait découler (1) du fait que la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt collectif autochtone déterminé ou (2) d’un engagement réunissant les trois conditions suivantes : (2.1) un engagement de la part du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires; (2.2) l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires); (2.3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable (par. 50).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin affirme, très généralement, que l’arrêt Guerin a établi que titre ancestral fonde « une obligation fiduciaire sui generis de la Couronne » (par. 12 et 69). Elle affirme aussi que, en matière de restriction justifiée du titre ancestral (et des autres droits constitutionnels, ancestraux et issus de traité, des peuples autochtones?), l’exigence de proportionnalité découle de cette « obligation fiduciaire » (par. 18). Si la juge en chef est soudainement d’avis que cette obligation de fiduciaire fonde celle de ne pas restreindre le titre ancestral davantage que de manière proportionnelle à un objectif « impérieux et réel », cela ne l’empêche d’affirmer d’autre part que le titre sous-jacent de la Couronne se compose des deux éléments suivants : (1) une obligation de fiduciaire et (2) le droit de restreindre l’exercice du titre ancestral pourvu que ce soit de manière justifiée (par. 71), manière dont elle vient pourtant d’enseigner que l’exigence de proportionnalité qu’elle comprend est dérivée de… l’obligation de fiduciaire. Plus loin, la juge en chef affirmera que la « reconnaissance et la confirmation des droits ancestraux [et issus de traité?] consacrent dans la Constitution les obligations fiduciaires de la Couronne envers les peuples autochtones » (par. 119). Il y a donc bel et bien retour à la case départ d’une idée qui, pour correspondre à une notion juridique qu’on a sorti du cadre relationnel qui lui donnait sens, est manifestement floue et avec laquelle la jurisprudence de la Cour suprême du Canada a, tout aussi manifestement, du mal à jongler.

Plutôt que ce malheureux recul, la juge en chef aurait dû relayer les propos que tenait la juge Deschamps dans les motifs concordants qu’elle a rendu dans l’affaire Beckman : « Dans notre jurisprudence, le principe de l’honneur de la Couronne tend à se substituer à une notion qui possède à la fois une portée se limitant à certains types de rapports n’intéressant pas toujours les droits constitutionnels des Autochtones et des relents de paternalisme, à savoir l’obligation de fiduciaire » (par. 105). Le principe d’honneur de la Couronne est effectivement ce « principe non écrit » qui sous-tend la Partie II de la LC 1982. Depuis l’affaire Hunter c. Southam, le principe général d’interprétation des droits constitutionnels est, au Canada, celui de l’interprétation téléologique. L’arrêt Van der Peet a déterminé que l’article 35 de la LC 1982 a pour objectif de concilier la préexistence des peuples autochtones avec la souveraineté de la Couronne. Pourquoi une telle conciliation ? Parce que l’affirmation ultérieure de sa souveraineté par la Couronne britannique puis par l’État canadien doit se justifier par une conduite honorable – « Couronne » et « honneur » étant toutes deux des notions féodales connexes, et loin d’être les seules que contient encore la common law. Dans l’affaire Mitchell, la juge en chef McLachlin avait elle-même fort bien indiqué que « cette affirmation de souveraineté a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et honorable, et de les protéger contre l’exploitation […] » (par. 9). Voilà comment elle avait pu dire, dans l’affaire de la Nation haïda, que ce principe processuel, que « [c]e processus [normatif] de conciliation découle de l’obligation de la Couronne de se conduire honorablement envers les peuples autochtones, obligation qui, à son tour, tire son origine de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et par l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque-là sous l’autorité de ce peuple » (par. 32).

Dans les motifs majoritaires qu’elles signaient dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation de 2013, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis n’affirmaient-elles pas ce qui suit ? « En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux “nations ou tribus sauvages qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre protection” […] Cette “protection”, toutefois, ne procédait pas d’un désir paternaliste de protéger les peuples autochtones; elle traduisait plutôt une reconnaissance de leur force. L’honneur de la Couronne n’est pas non plus un concept paternaliste. » (par. 66)

Honneur et obligation de la Couronne de négocier de bonne foi les revendications de droits ancestraux

Si les motifs unanimes de la juge en chef dans l’affaire Tsilhqot’in renferment de lourdes conséquences politiques au-delà de la pression mise sur l’État par une première reconnaissance judiciaire formelle, concrète et définitive de titre ancestral, c’est à mon avis par la possible inauguration d’une obligation constitutionnelle juridiquement contraignante incombant à l’État de négocier le règlement de la revendication territoriale sérieuse qu’un groupe autochtone fonde sur celle d’un titre ancestral.

Jusqu’ici, ce qui était établi, c’est que, dès lors qu’il entreprend de négocier le règlement d’une telle revendication, l’État doit le faire de bonne foi, et que l’obligation d’ainsi agir de bonne foi se poursuivait dans la mise en œuvre du traité de règlement. C’est ce qui ressortait clairement d’arrêts tels que Première nation crie Mikisew, Beckman et Manitoba Metis Federation. À l’extrême rigueur, on pourrait, à l’appui de la thèse d’une obligation de négocier (en soi) logiquement antérieure à celle de le faire de bonne foi, citer le passage suivant de cette dernière affaire : « si l’honneur de la Couronne garantit l’exécution de ses obligations, il s’ensuit que l’honneur de la Couronne exige qu’elle prenne des mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées » (par. 79). Ce serait hors contexte, car il était ici question de la mise en œuvre des traités.

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef écrit que : « les gouvernements ont l’obligation légale de négocier de bonne foi dans le but de régler les revendications de terres ancestrales » (par. 18). La version anglaise de l’extrait se lit comme suit : « Governments are under a legal duty to negotiate in good faith to resolve claims to ancestral lands. » Plus facilement que tout ce que la Cour avait pu jusqu’alors écrire à ce sujet, cette affirmation peut être interprétée comme faisant état d’une obligation juridique incombant à l’État de négocier le règlement des revendications de titre ancestral aux mêmes conditions qu’il est tenu de consulter les autochtones préalablement à la prise d’une mesure pouvant affecter des droits ancestraux qu’ils revendiquent : lorsque la revendication est « crédible » (Nation haïda, par. 37). Si une telle interprétation devait s’avérer, il pourrait s’ensuivre une redynamisation du processus national de négociation de traités modernes.

Reformulation du test de justification des restrictions aux droits des peuples autochtones

Aucune disposition de la loi suprême ne prévoyait la restriction des droits des peuples autochtones. Tout comme cette possibilité même, le test de vérification du caractère justifié des restrictions apportées par l’État à l’exercice des droits constitutionnels des peuples autochtones a été élaboré dans l’arrêt Sparrow, où étaient en cause des droits ancestraux « usufructuaires » de pêche. Il ne faut surtout pas y voir une application de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Celle-ci constitue la première partie de la LC 1982, tandis que les droits des peuples autochtones y figurent plutôt en deuxième partie. L’application de ce test à la restriction de l’exercice du titre ancestral a été confirmée dans l’arrêt Delgamuukw. Son application à la restriction de l’exercice de droits issus de traités aurait été posée par l’arrêt Badger, même si cet arrêt disposait plutôt d’une affaire sur la base de la LC 1930 et de l’une des « conventions de transfert des ressources naturelles » reproduites en annexe à cette loi. L’arrêt Côté a quant à lui établi que les procureurs provinciaux pouvaient se prévaloir de ce test. À la différence de ce que prévoit l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, la jurisprudence relative à la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones n’exige pas que celle-ci prenne la forme d’une « règle de droit ».

Jusqu’ici, le test de vérification du caractère justifié de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones se déroulait en deux grandes étapes : (1) la vérification de la présence d’un objectif « régulier » ou, en d’autres termes, « impérieux et réel » ; (2) la vérification de ce que la mesure en cause, c’est-à-dire le moyen pris dans la poursuite de cet objectif, de cette fin, ne salisse pas l’honneur de la Couronne. La « consultation » du groupe titulaire du droit était une sous-étape de cette seconde grande étape. Elle l’était toutefois de manière confuse ; à l’exigence minimale d’une « consultation » au sens strict et usuel du terme pouvait s’ajouter celle d’une « consultation » en un sens plus large et inusité et de degré variable, allant de la « consultation » au premier sens jusqu’à l’exigence d’obtenir le consentement du groupe titulaire du droit restreint, en passant par l’attribution d’une « priorité » ou autre forme d’« accommodement », celle d’une indemnité ou la « participation » des autochtones concernés à la prise de décision (Delgamuukw, par. 168).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, bien que par moments, en raison de la nature de l’espèce, elle ne parle que de la restriction du titre ancestral, la juge en chef se livre en réalité à une reformulation générale, c’est-à-dire pour la restriction de tous les droits constitutionnels des peuples autochtones, de ce test hérité de l’arrêt Sparrow. Cette reformulation se fait d’une triple manière : (1) la consultation (au sens usuel et plus strict du mot) devient une étape distincte et première d’une suite de trois ; (2) l’obligation de fiduciaire vient (de manière d’autant regrettable que confuse) se substituer à l’honneur de la Couronne comme principe fondateur de l’exigence de proportionnalité des restrictions ; (3) l’analogie avec le test de l’arrêt Oakes (relatif à la justification de la restriction des droits et libertés de la personne) est renforcée. Dans la justification de la restriction du droit constitutionnel d’un groupe autochtone, « le gouvernement doit établir : (1) qu’il s’est acquitté de son obligation procédurale de consultation et d’accommodement, (2) que ses actes poursuivaient un objectif impérieux et réel, et (3) que la mesure gouvernementale est compatible avec l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe : Sparrow » (par. 77). Quant au rapprochement avec le test de l’arrêt Oakes, à l’exigence d’un objectif « impérieux et réel » vient maintenant s’ajouter une forme d’exécution de l’« obligation de fiduciaire » qui correspond au principe de proportionnalité, « l’obligation fiduciaire insuffl[ant] une obligation de proportionnalité dans le processus de justification. Il ressort implicitement de l’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers le groupe autochtone que l’atteinte doit [sic] être nécessaire pour atteindre l’objectif gouvernemental (lien rationnel), que le gouvernement ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (atteinte minimale) et que les effets préjudiciables sur l’intérêt autochtone ne l’emportent pas sur les avantages qui devraient découler de cet objectif (proportionnalité de l’incidence) » (par. 87).

On aura remarqué la maladresse rédactionnelle par laquelle la juge en chef emploie les mots de la « nécessité » en deux sens différents, la première fois de manière à amalgamer confusément les idées de rationalité et de nécessité qui structurent le test de l’arrêt Oakes, qui sert ici de point de référence.Enfin, il vaut de relever l’accent que, à la suite de son prédécesseur le juge en chef Lamer, la juge en chef McLachlin met sur la distinction entre, d’une part, la justification de la restriction des droits « usufructaires » de prélèvement de ressources et, d’autre part, la justification de la restriction du titre ancestral. Dans le premier cas, la proportionnalité exigerait que soit reconnue au groupe autochtone titulaire une forme variable de « priorité », tandis que dans le second cas la proportionnalité exigerait plutôt une forme, elle aussi variable, de « participation » de ce groupe à la prise de décision (par. 16).

Obligation de consultation

Nous avons vu que la consultation des peuples autochtones compte parmi les conditions auxquelles une restriction à l’exercice de leurs droits constitutionnels (ancestraux ou issus de traités) pourra être tenue pour justifiée. Or, ainsi que l’a reconnu la juge en chef McLachlin dans l’affaire de la Nation haïda : « […] prouver l’existence de droits peut prendre du temps, parfois même beaucoup de temps. Comment faut-il traiter les intérêts en jeu dans l’intervalle? Pour répondre à cette question, il faut tenir compte de la nécessité de concilier l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones et la réalité de la souveraineté de la Couronne. Celle-ci peut-elle, en vertu de la souveraineté qu’elle a proclamée, exploiter les ressources en question comme bon lui semble en attendant que la revendication autochtone soit établie et réglée? Ou doit-elle plutôt adapter son comportement de manière à tenir compte des droits, non encore reconnus, visés par cette revendication? La réponse à cette question découle, encore une fois, de l’honneur de la Couronne. Si cette dernière entend agir honorablement, elle ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l’objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d’établissement d’un traité. Elle doit respecter ces intérêts potentiels mais non encore reconnus. La Couronne n’est pas paralysée pour autant. Elle peut continuer à gérer les ressources en question en attendant le règlement des revendications. Toutefois, selon les circonstances, question examinée de façon plus approfondie plus loin, le principe de l’honneur de la Couronne peut obliger celle-ci à consulter les Autochtones et à prendre raisonnablement en compte leurs intérêts jusqu’au règlement de la revendication. Le fait d’exploiter unilatéralement une ressource faisant l’objet d’une revendication au cours du processus visant à établir et à régler cette revendication peut revenir à dépouiller les demandeurs autochtones d’une partie ou de l’ensemble des avantages liés à cette ressource. Agir ainsi n’est pas une attitude honorable » (par. 26-27).

Voilà pourquoi, comme le résume bien la juge Deschamps dans l’arrêt Beckman,« [a]fin de protéger l’intégrité du processus de négociation, la Cour a formulé, à partir de ce qui n’était à l’origine qu’une étape de la justification des atteintes aux droits ancestraux, une obligation de consultation préalable à la prise de mesures pouvant porter atteinte à ces droits non encore définis. Plus tard, elle a élargi le contenu obligationnel minimal d’un traité lorsque celui-ci omettait de prévoir la façon dont la Couronne peut exercer les droits que lui reconnaît un traité et qui ont une incidence sur ceux conférés à la partie autochtone par ce même traité » (par. 90).

Dans l’arrêt Tsilhqot’in s’observe encore, à ce sujet de l’obligation de consultation, le retour à la case départ de la confusion entre l’obligation de fiduciaire et le principe d’honneur de la Couronne. La réactivation de l’obligation de fiduciaire tous azimuts par la juge en chef vient suggérer que cette obligation se place aussi au fondement de l’obligation constitutionnelle de consultation des peuples autochtones. Cette dernière obligation a pourtant été dérivée du test de justification des restrictions à l’exercice des droits ancestraux et issus de traité, test que dans ce même arrêt Tsilhqot’in la juge en chef nous dit (à raison) découler plutôt du principe d’honneur de la Couronne (par. 78). Dans l’affaire Mikisew, le juge Binnie avait pu écrire ce qui suit : « L’obligation de consultation repose sur l’honneur de la Couronne, et il n’est pas nécessaire pour les besoins de l’espèce d’invoquer les obligations de fiduciaire ». (par. 51) Dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation, conjointement avec la juge Karakatsanis, la juge en chef avait d’ailleurs soutenu ceci : « Le principe de l’honneur de la Couronne guide l’interprétation téléologique de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et fait naître une obligation de consultation lorsque la Couronne envisage des mesures qui auront une incidence sur un intérêt autochtone revendiqué, mais non encore établi. » (par. 73) Dans un arrêt qui vient tout juste d’être rendu dans l’affaire de la Première Nation de Grassy Narrows, la juge en chef écrit très généralement, et de manière plutôt ambiguë, que les provinces doivent exercer leur compétence « conformément à l’honneur de la Couronne et [… sont] assujettie[s] aux obligations fiduciaires de Sa Majesté à l’égard des intérêts autochtones » (par. 50). Une chatte y perdrait ses petits. Pourtant, il aurait été aussi aisé pour tout le monde que plein de sens de dire que le principe d’honneur de la Couronne fonde l’obligation de consultation tout comme les conditions de justification de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones, conditions dont cette obligation a été dérivée.

Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour s’était reportée au par. 168 de l’arrêt Delgamuukw, relatif au test de justification des restrictions aux droits constitutionnels des peuples autochtones, pour parler de la « transposition de ce passage dans le contexte des revendications non encore établies » (par. 24 et 40). Cette transposition n’était toutefois pas parfaite, puisque, en vertu de ce régime de mise en œuvre préventive (par opposition à son intervention « curative » à titre de condition de justification d’une atteinte avérée) de l’obligation de consultation, « il n’y a pas obligation de parvenir à une entente mais plutôt de procéder à de véritables consultations » (par. 42). Mise en œuvre de manière préventive plutôt que de voir son exécution être vérifiée ex post facto avec le caractère justifié d’une atteinte avérée, l’obligation de consultation « ne donne pas aux groupes autochtones un droit de veto sur les mesures susceptibles d’être prises à l’égard des terres en cause en attendant que la revendication soit établie de façon définitive » [; l]e « consentement » dont il est question dans Delgamuukw n’est nécessaire que lorsque les droits invoqués ont été établis, et même là pas dans tous les cas » (par. 48). Dans Taku River, une affaire jumelle de Nation haïda, la Cour suprême a confirmé que, « [l]orsqu’une véritable consultation a eu lieu, il n’est pas essentiel que les parties parviennent à une entente ». Autrement dit, « [l]’obligation d’accommodement exige plutôt que les préoccupations des Autochtones soient raisonnablement mises en balance avec l’incidence potentielle de la décision sur ces préoccupations et avec les intérêts sociétaux opposés[, l]’idée de compromis fai[sant] partie intégrante du processus de conciliation » (par. 2). Est-ce à dire que, dans les cas où le risque est le plus grave, les Autochtones sont invités, plutôt qu’à chercher à le prévenir par la mise en œuvre de l’obligation de consultation, à attendre qu’il se réalise afin de demander d’être indemnisés pour le défaut de la part de l’État d’obtenir leur consentement ? Il semble que non, et ce, d’après ce que l’arrêt Tsilhquot’in vient d’ajouter.

En effet, l’arrêt Tsilhqot’in vient répondre à une question importante, celle de la possible rétroactivité d’une reconnaissance de droits ancestraux, et ce, non seulement sur le plan du redressement, mais aussi sur celui de l’obligation de consultation. En effet, nous venons de voir que le contenu substantiel de l’exigence de consultation diffère selon qu’il s’agit d’une étape de la vérification du caractère justifié d’une restriction aux droits constitutionnels établis des peuples autochtones ou d’une obligation autonome relative à des droits ancestraux qui ne sont encore que revendiqués, le consentement des autochtones concernés pouvant être requis dans le premier cas, mais jamais dans l’autre. Une fois le droit revendiqué établi, comment traiter la conduite de l’État au moment où il ne l’était pas encore? La question de la rétroactivité reçoit une réponse négative. Même si la revendication de titre est ici avérée par la Cour suprême, et même si celle-ci laisse entendre que les effets actuels d’une mesure prise antérieurement auraient pu désormais représenter une atteinte au titre ancestral des demandeurs si seulement la Forest Act de la Colombie-Britannique avait prétendu s’appliquer aux terres qui sont l’objet d’un titre ancestral (par. 92 et 107-116), il ne semble pas pour autant que la juge en chef soit d’avis qu’une atteinte aux droits ancestraux puisse être redressée rétroactivement : « Pendant cette période [où les revendications territoriales sont en cours de négociation et où le titre ancestral demeure incertain], les groupes autochtones n’ont pas le droit de gérer les forêts; ils ont seulement droit qu’on les consulte et, s’il y a lieu, qu’on les accommode relativement à l’utilisation des terres : Nation haïda » (par. 113; voir aussi par. 93-94).

Enfin, toujours au sujet de l’obligation de consultation, les motifs unanimes de la juge en chef dans l’arrêt Tsilhqot’in font bien de confirmer l’autocorrection de l’erreur par la laquelle la jurisprudence avait déjà opposé sur un même plan la mise en œuvre de l’obligation de consultation et la délivrance d’une injonction interlocutoire. La juge en chef avait par la suite fini par admettre, dans l’affaire Rio Tinto Alcan de 2010, que « [l]e recours pour manquement à l’obligation de consulter vari[ant] en fonction de la situation[, l]’omission de la Couronne de consulter les intéressés peut donner lieu à un certain nombre de mesures allant de l’injonction visant l’activité préjudiciable, à l’indemnisation, voire à l’ordonnance enjoignant au gouvernement de consulter avant d’aller de l’avant avec son projet » (par. 37). Dans l’affaire qui nous occupe aujourd’hui, la juge en chef confirme une fois de plus que l’obligation constitutionnelle de consultation n’est pas un recours, mais une institution de droit substantiel qui peut donner lieu à une variété indéfinie de recours et mesures de redressement : « Le manquement par la Couronne à son obligation de consultation peut donner lieu à diverses mesures de réparation, notamment une injonction, des dommages‑intérêts ou une ordonnance enjoignant la tenue de consultations ou la prise de mesures d’accommodement. » (par. 89)

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