Stare decisis stricto sensu c. Strickland (c. Canada): connaissons-nous bien la portée des jugements de la Cour fédérale?

Dans l’arrêt Strickland c. Canada (Procureur général) du 9 juillet dernier, arrêt que mon hôte a brillamment commenté sous d’autres aspects, le juge Cromwell, dans des motifs majoritaires non contredits sur cette question par les motifs concordants des juges Abella et Wagner, a soutenu «qu’aucune cour supérieure provinciale ne serait liée» (par. 53) par un jugement de la Cour fédérale qui déclarerait invalide un règlement adopté par le Gouverneur en conseil pour avoir été adopté ultra vires de la loi habilitante. Cette conclusion ne semble pas se vouloir déterminante, du moins dans la mesure où la deuxième phrase d’après commence par : «Même si la décision suivant laquelle les Lignes directrices sont illégales était contraignante […]» Quoi qu’il en soit, cette conclusion m’a sauté aux yeux comme une erreur.

À mon sens, cette erreur s’explique par une confusion entre l’autorité (médiate, hétéronome) jurisprudentielle qui est celle des motifs d’une décision et l’autorité (immédiate, autonome) de la décision elle-même, autrement dit par une confusion entre le stare decisis et la res judicata. Car, s’il est vrai que le jugement motivé de la Cour fédérale n’a pas valeur de précédent pour la Cour supérieure d’une province, en revanche les déclarations formelles d’invalidité prononcées par la Cour fédérale doivent produire des effets erga omnes sur tout le territoire sur lequel s’exerce la compétence de cette cour. S’il en était autrement, alors ce serait que celle-ci est une cour de compétence inférieure plutôt que supérieure. Je m’explique.

Il importe de distinguer la jurisprudence des décisions comme telles, bien que les deux soient source formelle de droit. Des secondes sont d’abord issues des normes juridiques de portée dite «individuelle», c’est-à-dire réduite aux faits qui en font l’objet. De la première, qui par définition consiste en un ensemble de décisions judiciaires et qui en pratique se dégage surtout des motifs de celles-ci, sont en outre issues des normes juridiques de portée générale, c’est-à-dire d’une portée qui s’étend au-delà des faits particuliers sur lesquels porte chacune des décisions dont elle se compose. C’est ainsi qu’il faut savoir distinguer entre l’autorité de chose jugée que pose le principe de la res judicata et celle de la jurisprudence sur laquelle porte plutôt le principe du stare decisis.

Le principe de stare decisis ne vaut qu’au sein d’un même ordre judiciaire, si bien que la jurisprudence d’un tel ordre ne comprend pas les décisions rendues par les tribunaux d’un autre tel ordre. Or les limites d’un ordre judiciaire ne correspondent pas toujours parfaitement avec les frontières d’un pays. Au Canada justement, il existe une relative pluralité d’ordres judiciaires. Les ordres judiciaires provinciaux, fédéral et territoriaux s’y distinguent les uns des autres à cette exception près qu’ils partagent une même juridiction ultime, en l’occurrence la Cour suprême du Canada. Pourvu qu’il porte sur du droit qui y est applicable, l’arrêt de la Cour suprême du Canada fera partie de la jurisprudence de tout autre ordre judiciaire canadien que celui dont provenait l’affaire dont il dispose. Pour le reste, les décisions des tribunaux d’un des nombreux ordres judiciaires du pays ne font pas partie de la jurisprudence des autres. Cela vaut tant à l’égard de la dimension qualitative du stare decisis qu’à celui de sa dimension quantitative, de sorte que, par exemple, la cour supérieure d’une province n’est pas «liée» par quelque arrêt de la cour d’appel d’une autre province davantage que par la masse des jugements de sa cour supérieure. Elle n’est pas «liée» non plus par la jurisprudence des cours fédérales de première instance et d’appel, par exemple. Bien sûr, la jurisprudence d’un autre ordre judiciaire pourra toujours être néanmoins source simplement matérielle de droit.

En principe, à elle seule, autrement dit indépendamment de la jurisprudence à laquelle elle pourra contribuer, une décision judiciaire ne vaut comme res judicata qu’entre les parties de manière à n’être source de droit que de portée individuelle. Or, en droit public, il est fréquent qu’une décision se fonde sur la conclusion qu’une norme écrite de portée générale, que celle-ci soit consignée dans une loi ou dans un règlement, est invalide, et il se peut que le tribunal qui a rendu cette décision soit titulaire d’une compétence formelle de contrôle de conformité au droit dont les effets, pour peu que la conclusion d’invalidité soit de nature déclaratoire, vaudront erga omnes, et non seulement inter partes.

Au Canada, les titulaires de cette compétence sont en définitive les «cours supérieures» au sens large, à savoir, non seulement ces cours de justice dont il question aux articles 96, 99 et 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 –soit celle qui, dans chaque province, est titulaire d’une compétence de principe, de même que la Cour d’appel qui, historiquement, en est souvent dérivée–, mais aussi la Cour suprême du Canada, les cours d’appel territoriales, les cours fédérales de première instance et d’appel, la Cour canadienne de l’impôt, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour suprême du territoire du Yukon, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest et la Cour de justice du Nunavut. La conclusion d’invalidité d’une norme de portée générale prononcée par l’une de ces cours de justice vaudra, non seulement entre les parties, mais à l’égard de tous.

Si le tribunal titulaire d’une compétence formelle de contrôle est, sur le plan matériel, titulaire d’une compétence de principe, son pouvoir de contrôle ne connaîtra comme limites que celles de sa compétence territoriale. En revanche, s’il n’est au plan matériel titulaire que d’une compétence d’attribution, son pouvoir de contrôle sera en outre limité aux contours de celle-ci. À la différence des cours supérieures au sens strict, la compétence matérielle de la Cour fédérale est d’attribution. Par contre, et ceci à la différence des cours supérieures au sens strict encore une fois, sa compétence territoriale s’étend à tout le territoire canadien. Ses déclarations formelles d’invalidité valent donc erga omnes sur tout ce territoire, y compris à l’égard de la cour supérieure de chacune des provinces.

Si je ne m’abuse, il faut donc bien se garder de confondre les effets erga omnes autonomes d’une décision avec ses effets hétéronomes jurisprudentiels, qui eux dépendent des modalités particulières selon lesquelles s’applique au Canada le principe du stare decisis. Si j’avais raison, il le faudrait même à l’encontre de notre Cour suprême.

Postscriptum. Je publie les lignes qui précèdent par souci pour la logique, non pas par amour particulier du pouvoir de contrôle et de surveillance qui a été reconnu à la Cour fédérale. Je continue même de croire que ceux qui, à l’origine, ont contesté la constitutionnalité de ce pouvoir avaient raison. Par conséquent, si l’on tient absolument à revenir sur ce pouvoir pour faire de la Cour fédérale une cour de compétence inférieure, cela me conviendra parfaitement, pourvu que ce soit d’une manière logiquement assumée.

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