Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 4: répartition fédérative des compétences et droits des peuples autochtones (sous-partie 2 de 2)

Retour sur le dernier billet

Dans mon dernier billet, à l’appui de ma thèse selon laquelle c’est à tort que, dans Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin affirme que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada n’avait jusqu’alors pas bien établi que les droits spéciaux garantis aux peuples autochtones par l’article 35 de la LC de 1982 faisaient partie du cœur protégé de la compétence sur les autochtones que le par. 91(24) de la LC de 1867 attribue en propre au législateur fédéral, j’aurais dû ajouter ce qui suit.

Dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef McLachlin écrit que, « [d]ans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, [la] Cour a supposé que l’exclusivité des compétences [sic] ne s’appliquait pas en cas de conflit entre une loi provinciale et des droits issus d’un traité » (par. 136). Elle ne précise pas sa référence d’un no de paragraphe ou de page. Or je n’ai rien trouvé de tel dans l’arrêt Marshall, qui ne traite aucunement de la théorie de la protection des compétences exclusives. Voulant pourtant prendre appui sur cet arrêt, la juge en chef entreprend d’écarter l’arrêt Morris, dont l’un des motifs déterminants était que cette théorie s’applique bel et bien à la protection des droits issus de traités (par. 42-43). Dans Tsilhqot’in, la juge en chef veut justifier la mise à l’écart de cet arrêt par le soi-disant fait que, « dans l’arrêt Morris, [la] Cour a fait une distinction avec l’arrêt Marshall puisque le droit issu du traité en question dans Marshall était un droit de nature commerciale » (par. 137). Cela n’avait pourtant rien à voir. Toute « distinction » n’est pas « distinguishing ». Dans Morris, les motifs majoritaires des juges Deschamps et Abella ne font que souligner que la vérification d’une atteinte à un droit issu de traité varie suivant qu’il s’agit d’un droit qui a une portée commerciale ou non. Dans les deux affaires, la Cour a conclu à une telle atteinte. Dans l’arrêt Morris, l’arrêt Marshall, qui n’est d’ailleurs d’aucun intérêt pour la question sur laquelle la juge en chef le mobilise dans Tsilhqot’in, figure parmi les arrêts appliqués, et non parmi les affaires qu’il fallait « distinguer », au sens jurisprudentiel du terme.

Intervention précise de l’obiter dictum relatif à la protection des compétences exclusives

Dans l’obiter dictum de la motivation unanime de l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef a, accessoirement, voulu répondre à la question de « savoir si les droits visés à l’art. 35 [de la LC de 1982] font partie du contenu essentiel du pouvoir fédéral de faire des lois relatives aux “Indiens” prévu au par. 91(24) » (par. 135, voir aussi par. 138). Sa réponse est précisément la suivante, qui prend la forme préalable d’une autre question, en l’occurrence une question d’utilité ou de fonctionnalité, suivie immédiatement d’une véritable réponse : « Alors, à quoi peuvent encore servir l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences et la notion que les droits ancestraux font partie du contenu essentiel du pouvoir fédéral sur les « Indiens » prévu au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ? Il faut répondre comme suit : elles ne servent à rien. » (par. 140) Plus loin : « J’estime que, conformément aux commentaires formulés dans les arrêts Sparrow et Delgamuukw, la réglementation provinciale d’application générale s’appliquera à l’exercice des droits ancestraux, notamment au titre ancestral sur des terres, sous réserve de l’application du cadre d’analyse relatif à l’art. 35 qui permet de justifier une atteinte. » (par. 150) On remarquera à regret l’inadéquation entre la réponse et la question. Celle-ci portait plus généralement sur « les droits visés à l’art[icle] 35 » de la LC de 1982, droits qui, outre les ancestraux dont seuls traite la réponse, s’étendent à ceux issus de traités. Mais il n’y a aucune raison pour que cette exclusion de la protection du cœur de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones ne couvre pas les droits issus de traité aussi bien que les droits ancestraux.

Donc, sur le plan précis de la répartition fédérative des compétences – répartition qui est une composante de la constitution des pouvoirs –, les lois provinciales valides sont systématiquement applicables « aux terres détenues en vertu d’un titre ancestral » (par. 106), (à plus forte raison) à celles qui sont grevées de droits ancestraux « usufructuaires » et, selon toute vraisemblance, à celles qui le sont de droits issus de traités. Elles devraient aussi l’être nonobstant tout droit ancestral ou issu de traité, que celui-ci soit territorial ou non. Cette proposition de droit est indépendante de la double question de savoir, sur cet autre plan qu’est la constitution des droits, si une loi provinciale donnée se trouve ou non à « porter atteinte », c’est-à-dire à restreindre un ou plusieurs droits ancestraux ou issus de traités et, dans l’affirmative, si elle le fait de manière justifiée.

Non-abolition de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones

Pour ainsi – toujours du seul point de vue de la répartition fédérative des compétences qui comprend un contrôle successif de validité, d’applicabilité et d’opérabilité – s’appliquer systématiquement nonobstant les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones, encore faut-il que la loi provinciale soit valide. L’arrêt Tsilhqot’in n’abolit pas la répartition fédérative des compétences ni n’abroge jurisprudentiellement l’article 91(24) de la LC de 1982, qui attribue en propre au législateur fédéral la compétence sur les autochtones. C’est ce que veut dire la juge en chef McLachlin lorsqu’elle rappelle que « le pouvoir d’une province de réglementer les terres visées par un titre ancestral peut aussi, dans certains cas, être limité par le pouvoir fédéral sur les “Indiens et les terres réservées pour les Indiens” prévu au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 » (par. 103).

Avant de poursuivre, il faut rendre compte brièvement des notions élémentaires du droit du fédéralisme. Alors que, en droit, on distingue généralement entre le niveau des faits (1) et celui des normes juridiques (2), en droit constitutionnel du fédéralisme, où il est question d’une répartition constitutionnelle des compétences législatives, il faut insister sur un troisième niveau, celui des compétences (3). Que ces trois niveaux soient bien distingués pour ne pas être confondus est essentiel à la compréhension de plusieurs phénomènes du fédéralisme ainsi qu’au bon fonctionnement de toute fédération.

Au niveau compétentiel (3), les compétences législatives réparties entre la sphère fédérale et la sphère fédérée peuvent être – entre autres distinctions que nous ne verrons pas toutes ici – « exclusives » ou « concurrentes ». D’autre part, il faut savoir que, au Canada comme dans plusieurs autres fédérations, chaque sphère de pouvoir est, à des conditions qui peuvent varier d’une fédération à l’autre, autorisée à excéder accessoirement sa compétence. Dans notre droit, la meilleure manière de désigner la théorie jurisprudentielle qui prévoit ces conditions est de l’appeler la théorie de la « compétence accessoire ».

Ensuite, dans la relation entre le niveau des faits (1) et celui des normes juridiques (2), on observe dans toutes les fédérations un phénomène de double (ou multiple) aspect. Les mêmes faits peuvent être appréhendés sous des perspectives juridiques différentes. Une personne qui en blesse une autre est un fait qui peut être considéré dans une perspective de responsabilité civile aussi bien que sous l’angle du droit pénal. Cela est vrai même dans les États unitaires. Or, dans une fédération, chaque perspective juridique doit être rangée dans l’une ou l’autre de ces catégories que représentent les compétences, quitte à appartenir à une compétence résiduelle. Ainsi la théorie du « double aspect » permet-elle d’expliquer aisément que le fait que la loi valide d’un ordre s’applique à une situation donnée n’est en rien une preuve d’invalidité de la loi de l’autre ordre qui veut elle aussi s’y appliquer.

En ce qui concerne la relation entre le niveau des normes juridiques (2) et celui des compétences (3), il faut savoir que, dans la vaste majorité des cas, un domaine du droit ne coïncide pas avec une compétence, mais, en fonction de l’ensemble varié des perspectives juridiques qu’il renferme, est partagé entre plusieurs compétences, dont certaines peuvent être concurrentes, d’autres exclusives. Il s’agit de la notion de « domaine partagé », qui s’applique à presque tous les domaines de notre droit : droit pénal, droit administratif, droit de la famille, droit des affaires, droit du travail, droit social, droit de la santé, droit de l’environnement…

Au grand dam des experts et professeurs, la Cour suprême du Canada continue, ainsi que nous le verrons, de se montrer ne pas maîtriser ces notions de base. Elle parle souvent de la compétence accessoire (qui est une théorie de validité) de manière à générer de la confusion avec cette théorie d’applicabilité qu’est celle de la protection des compétences exclusives, ce que les juges LeBel et Deschamps se sont dit regretter dans le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée (par. 188). La Cour suprême s’est également révélée incapable de faire la distinction entre les notions de « double aspect » et de « domaine partagé », témoin le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières (par. 85 et 11). Pire, nous verrons que, une fois de plus avec l’arrêt Tsilhqot’in, la Cour suprême confond ces notions regrettablement amalgamées de double aspect et de domaine partagé avec… celle de compétence concurrente.

Il faut savoir que la compétence fédérale exclusive sur les autochtones est large. Du moment qu’une loi fédérale vise spécialement ceux-ci, elle sera selon toute vraisemblance reconnue valide. La validité de l’exercice de cette compétence a été rarement contestée. Dans l’arrêt Canard, la validité des dispositions de la LI relatives aux testaments des Indiens a été reconnue par la Cour suprême.

À l’inverse, toute loi provinciale qui porterait, de manière non accessoire, sur des autochtones en tant que tels devrait normalement être déclarée invalide. Dans l’affaire Kitkatla de 2002, les motifs unanimes du juge LeBel résumaient comme suit l’état de notre droit sur cette question : «  [I]l est clair qu’une loi prévoyant un traitement spécial pour les peuples autochtones excède la compétence de la province : voir Four B Manufacturing Ltd. c. Travailleurs unis du vêtement d’Amérique, [1980] 1 R.C.S. 1031. Par exemple, on a jugé qu’une loi qui touchait le statut d’Indien d’enfants adoptés excédait la compétence de la province : voir Parents naturels c. Superintendent of Child Welfare, [1976] 2 R.C.S. 751. De même, des lois qui visaient à définir l’accès des Indiens à des terres pour y chasser excédaient la compétence des provinces parce qu’elles imposaient un traitement particulier aux Indiens : voir Sutherland, précité; Moosehunter c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 282. De plus, les lois provinciales ne doivent pas porter atteinte au statut ou aux droits des Indiens : voir Kruger c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 104, p. 110; Dick, précité, p. 323‑324. » (par. 67) Or de nombreuses dispositions provinciales visant des autochtones avaient été reconnues relever de l’exercice valide de la compétence accessoire. Qui plus est, en pratique, les tribunaux tendaient déjà à reconnaître la validité de lois provinciales portant spécialement sur les autochtones, pourvu que ces lois n’entendaient pas définir le statut ou la spécificité des autochtones et qu’elles ne visaient pas principalement à restreindre leurs droits ou à leur imposer des obligations particulières (Lovelace c. Ontario). À plus forte raison pouvait-on s’attendre à ce qu’une loi provinciale qui vise accessoirement à protéger les droits ancestraux ou issus de traité des autochtones soit reconnue valide. Aussi, dans l’affaire Paul de 2003, la Cour suprême a-t-elle jugé que « [l]a province de la Colombie-Britannique a compétence législative pour habiliter un tribunal administratif à examiner une question de droits ancestraux dans l’accomplissement de la mission valide qu’elle lui a confiée » (par. 46). À cet égard, l’arrêt Tsilhqot’in vient ajouter que le législateur d’une province peut, dans l’exercice de sa compétence sur les forêts publiques provinciales, légiférer de manière à ce que sa loi « s’applique explicitement aux terres sur lesquelles l’existence du titre ancestral a été confirmée » (par. 117). La seule manière dont une telle loi peut être valide du point de vue de la répartition fédérative des compétences me semble être de ne traiter qu’accessoirement du titre ancestral et, encore là, pour ne pas chercher à le restreindre. Autrement l’énoncé de la juge en chef McLachlin me paraît des plus improbables.

Relevons au passage que ces questions de la portée précise de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones et des conditions auxquelles les provinces peuvent validement intervenir dans le domaine du droit des autochtones devraient être tenues pour cruciales, et leur réponse, nécessaire à l’explication des conditions de validité des dispositions législatives fédérales comme provinciales relatives à la mise en œuvre des traités, notamment les traités dits « modernes » dont la négociation fut inaugurée par la Convention de la Baie James et du Nord québécois de 1975. Or ces questions n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante dans la doctrine davantage que dans la jurisprudence (Campbell v. British Columbia ; Sga’nism Sim’augit v. Canada). À cet égard, dans un arrêt encore plus récent que Tsilhqot’in, l’arrêt Grassy Narrows, la juge en chef McLachlin (sans dire un mot du pouvoir reconnu par la jurisprudence au parlement fédéral d’exproprier les provinces) vient d’avancer que « [l]e paragraphe 91(24) [de la LC de 1867] ne confère pas au Canada le droit de prendre des terres provinciales à des fins exclusivement provinciales » (par. 37). Cela suggère que de grands pans des traités modernes conclus et à venir ressortissent à la compétence des provinces, même si celles-ci ne pourraient seules conclure un (véritable) traité avec un groupe autochtone.

Du point de vue de la répartition fédérative des compétences, le droit des autochtones est sans conteste un domaine partagé. Au sein de ce domaine se trouvent notamment le titre ancestral et la gestion des forêts publiques provinciales, soit deux « aspects » juridiques que peut présenter une même forêt, le premier relevant de la compétence fédérale exclusive, le second de la compétence provinciale exclusive. C’est ce que dans Tsilhqot’in a voulu voir la juge en chef, qui cependant y assimile d’autant malheureusement qu’expressément la notion de « double aspect » à celle de « compétence concurrente » : « les ressources forestières qui se trouvent sur des terres visées par un titre ancestral relèvent à la fois de la compétence provinciale en matière de ressources forestières dans la province et de la compétence fédérale sur les “Indiens”. Ainsi, sur le plan constitutionnel, les ressources forestières qui se trouvent sur les terres visées par un titre ancestral comportent un double aspect puisque les deux paliers de gouvernement exercent sur elle une compétence concurrente » (par. 129). Le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières avait pourtant pris soin d’indiquer que la théorie du double aspect ne devait pas être confondue avec la notion de compétence concurrente : « Ce concept, connu sous le nom de doctrine du double aspect, ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales, mais ne crée pas de compétence concurrente sur une matière (comme le fait, par exemple, l’art. 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 en matière d’agriculture et d’immigration). » (par. 66)

Qui plus est, la juge en chef McLachlin s’est à mon sens trompée de catégorie lorsqu’il s’agissait d’indiquer de quelle compétence provinciale précise relève la gestion des forêts publiques provinciales. En effet, elle a écrit que « le point de départ est que, de façon générale, la réglementation de l’exploitation forestière dans la province relève du pouvoir que le par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 accorde à la province en matière de propriété et de droits civils » (par. 128). Or, c’est l’article 92(5) de la LC de 1867 qui prévoit précisément que le législateur d’une province peut seul « faire des lois » relativement à l’« administration et la vente des terres publiques appartenant à la province, et des bois et forêts qui s’y trouvent » – article auquel s’ajoutent les articles 92A(2) et (3) relativement à la compétence concurrente sur l’exportation hors de la province de la production primaire tirée des ressources forestières de la province, entre autres. Cet oubli de l’article 92(5) de la LC de 1867 ne s’est heureusement pas reproduit quelques jours plus tard, dans Grassy Narrows (par. 4, 22, 31, 35, 50).

Il faut encore indiquer comment, dans l’arrêt Tsilhqot’in, la juge en chef reproduit cette erreur si incompréhensiblement fréquente selon laquelle aux articles 91 et 92 de la LC de 1867 se résumerait la totalité de la répartition de compétences législatives exclusives entre le pouvoir central et les entités fédérées, voire la totalité de l’attribution de toutes les compétences législatives, y compris les compétences concurrentes. La juge en chef écrit en effet que cette théorie de la protection des compétences exclusives « repose sur la prémisse que, puisque les compétences fédérales et provinciales prévues aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont exclusives, chaque palier de gouvernement exerce sa compétence sur un contenu minimum essentiel et irréductible auquel l’autre palier de gouvernement ne peut toucher » (par. 131). Or les attributions exclusives prévues à nos lois constitutionnelles ne se réduisent pas aux articles 91 et 92 de la LC de 1867, et rien n’indique que la théorie de la protection des compétences exclusives ne peut s’appliquer qu’à des compétences exclusives prévues à ces dispositions. Rien que dans la LC de 1867, on trouve aussi des attributions exclusives aux articles 41, 51, 84, 88, 92A(1), 93 et 101. Et, quoi qu’on en dise, à ces dispositions doivent être ajoutés les articles 44 et 45 de la LC de 1982, qui prévoient l’adoption de normes par les législateurs ordinaires fédéral et provinciaux, respectivement, et ce, aux termes d’une procédure législative ordinaire. Au demeurant, la répartition fédérative de compétences que prévoient nos lois constitutionnelles comprend aussi les attributions concurrentes des articles 92A(2) et (3), 94 (apparemment tombé en désuétude), 94A et 95 de la LC de 1867.

Enfin, pour être intelligibles, les propos de la juge en chef doivent parfois être reformulés. C’est par exemple le cas de la phrase suivante : « Ainsi, la Forest Act [de la Colombie-Britannique] respecte le partage des compétences à moins qu’elle soit [sic] écartée par une compétence fédérale, même si elle peut, de manière incidente, toucher les matières relevant de la compétence fédérale. » (par. 128) Après « même si », la juge en chef parle en réalité de la théorie jurisprudentielle générale de la compétence accessoire. Juste après « à moins que », le seul sens que je peux attribuer à ses propos est de leur faire dire plutôt : « à moins que l’exercice de sa compétence par le législateur fédéral ne se traduise dans une affaire donnée à conflit réel avec la loi provinciale de manière à faire intervenir la préséance générale des lois fédérales » (ce que tend à confirmer le par. 130).

Non-abolition du cœur protégé de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones

Nous avons vu que, au moment où l’arrêt Tsilhqot’in a été rendu, c’est entre autres choses que le cœur protégé de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones comprenait les droits constitutionnels de ces peuples. Il est important de ne pas l’oublier, car l’arrêt qui nous occupe n’abolit pas ce cœur, mais ne fait qu’en retrancher ces droits reconnus et protégés par l’article 35 de la LC de 1982. Sous réserve de l’article 88 de la LI, demeure protégée contre les lois provinciales valides la compétence exclusive fédérale sur, par exemple : le statut d’Indien ; les « relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves » ; les « droits si intimement liés au statut d’Indien qu’ils devraient en être considérés comme des accessoires indissociables comme, par exemple, la possibilité d’être enregistré, la qualité de membre d’une bande, le droit de participer à l’élection des chefs et des conseils de bande, les privilèges relatifs à la réserve, etc. » ; l’occupation de la résidence familiale située sur une réserve ; le droit à la possession de terres sur une réserve et, par conséquent, le partage des biens familiaux sur des terres réservées (NIL/TU,O, par. 71).

À ce sujet de la théorie de la protection des compétences exclusives, il faut encore une fois relever les erreurs de la juge en chef. Celle-ci écrit ce qui suit : « La doctrine de l’exclusivité des compétences [sic] vise à régler les conflits entre les compétences provinciales et les compétences fédérales; elle y parvient en créant des domaines de compétence exclusive pour chaque palier de gouvernement. » (par. 144) Voilà qui, pour prendre le particulier pour le général, est faux. Comme dans toute fédération, la « création de domaines exclusifs de compétence » vient de nos lois constitutionnelles. Particulière, la théorie jurisprudentielle de la protection des compétences exclusives vient quant à elle, dans notre droit, apporter un surcroît de protection à certaines de ces compétences exclusives, et ce, au moyen d’un contrôle d’applicabilité qui s’insinue entre ceux de validité et d’opérabilité. Des compétences exclusives peuvent très bien, comme c’est le cas dans la loi et la jurisprudence constitutionnelles de la plupart des fédérations, exister sans s’accompagner d’une théorie d’inapplicabilité telle que celle de la protection des (cœurs de) compétences exclusives.

Décevant est aussi l’impasse faite par la juge en chef sur ce nouveau critère de l’« entrave », dont nous avons vu qu’il avait été introduit par l’arrêt de la Banque canadienne de l’Ouest. Ce critère avait pourtant été appliqué de manière déterminante dans l’affaire Marine Services International, cela après avoir été une première fois oublié dans l’arrêt PHS.

En revanche, il faut à mon sens saluer comme rééquilibrage de notre droit du fédéralisme la reconnaissance concrète d’une exception, favorable aux provinces, au principe de non-prolifération des cœurs reconnus dignes de protection : « Dans le cas des forêts qui se trouvent sur les terres visées par un titre ancestral, les tribunaux devraient examiner la loi provinciale sur les ressources forestières afin de s’assurer qu’elle ne porte pas atteinte au contenu essentiel de la compétence fédérale sur les « Indiens » et devraient également examiner la loi fédérale afin de s’assurer qu’elle ne porte pas atteinte au contenu essentiel du pouvoir provincial de gérer les forêts. » (par. 148) Dans la mesure où la compétence provinciale de gestion des forêts publiques a été (erronément) tenue par la juge en chef pour se fonder sur l’article 92(13) de la LC de 1867 – soit la plus importante des compétences provinciales – cette conclusion recèle un énorme potentiel correctif.

Par la voix de la juge en chef, la Cour suprême réitère ce que, sous la plume majoritaire des juges Binnie et Lebel, elle avait dit dans l’affaire de la Banque canadienne de l’Ouest au sujet de l’incompatibilité de la théorie de la protection des compétences exclusives avec le principe fédératif de coopération : « La doctrine de l’exclusivité des compétences – fondée sur l’idée que les contextes réglementaires peuvent être divisés en compartiments étanches – va souvent à l’encontre de la réalité moderne. Notre société devient plus complexe, et pour être efficace, la réglementation exige de plus en plus la coopération des régimes fédéral et provincial interreliés. Les deux paliers de gouvernement possèdent des outils, compétences et expertises différents et les doctrines plus souples du double aspect et de la prépondérance fédérale sont sensibles à cette réalité : suivant ces doctrines, on encourage la coopération intergouvernementale jusqu’au moment où survient un conflit qu’il faut régler. Par contre, la doctrine de l’exclusivité des compétences peut contrecarrer une telle coopération. » (Tsilhqot’in, par. 148, voir aussi par. 149) Or le double aspect n’est qu’une théorie explicative d’une foule d’opérations du droit de la résolution des conflits de compétence. La juge en chef aurait donc dû parler ici plutôt de celles de la compétence accessoire et du domaine de droit partagé sur le plan compétentiel.

Non-abolition de l’article 88 de la LI

Rappelons que cet article n’est applicable qu’aux « Indiens » au sens de la LI.

Nous venons aussi de rappeler que le cœur protégé de la compétence fédérale sur les autochtones – y compris sur les « Indiens » au sens de la LI – ne se réduisait aucunement à leurs droits constitutionnels ancestraux et issus de traité. Donc, au lendemain de l’arrêt Tsilhqot’in, le législateur fédéral continue utilement, par l’article 88 de la LI, à renoncer, à l’égard des Indiens au sens de la LI, à la protection (de ce qui reste) du cœur de sa compétence exclusive.

Nous avons vu que l’article 88 de la LI a également pour effet d’étendre aux traités conclus avec des « Indiens » au sens de cette loi la préséance de principe que la jurisprudence reconnaît aux lois fédérales en cas d’incompatibilité avec la loi provinciale. Ici, la juge en chef aurait dû aller jusqu’au bout du chemin qu’elle avait pris sur elle d’emprunter et ainsi ajouter que les cas d’incompatibilité entre la loi provinciale et un traité « indien » au sens de la LI devaient désormais eux aussi être tranchés en vertu du seul test de l’arrêt Sparrow que l’arrêt Badger a rendu applicable au contrôle de la restriction des droits issus de traité, et donc à l’exclusion, non seulement de la théorie de la protection des compétences exclusives, mais aussi de l’article 88 de la LI. Or la motivation de l’arrêt Grassy Narrows, rendu quelques jours après l’arrêt Tsilhqot’in, suppose que l’article 88 de la LI peut encore être invoqué à l’encontre de l’opérabilité de la loi provinciale véritablement incompatible avec un traité « indien ».

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