Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique: ce qu’il ne faut pas trop tarder à savoir. Partie 4: répartition fédérative des compétences et droits des peuples autochtones (sous-partie 1 de 2)

Tout comme la constitution de nombreux États de droit modernes, celle du Canada peut être appréhendée sous un double angle fonctionnel : la constitution – y compris fédérative – des pouvoirs et la constitution des droits – qui se présentent comme autant de limites matérielles à l’exercice des pouvoirs formellement constitués. Ainsi anticipe-t-on déjà mieux les problèmes que peut poser le fait que, en droit constitutionnel canadien, les autochtones soient à la fois titulaires de droits constitutionnels « collectifs » spéciaux et « objet » de la compétence exclusive du pouvoir central.

La question de la manière dont se rapportent les droits constitutionnels des peuples autochtones à la répartition fédérative des compétences – répartition qui comprend l’attribution d’une compétence exclusive sur les autochtones au pouvoir central – est loin d’être la plus simple du droit canadien. À mon sens, cette question demeure partiellement irrésolue, même si, dans ce qui constitue techniquement un long obiter dictum (par. 98), l’arrêt Tsilhqot’in indique certaines pistes intéressantes. Mais, au-delà de cette question précise qui n’y reçoit pas de réponse parfaitement cohérente, les motifs de cet arrêt contiennent nombre d’erreurs de droit du fédéralisme en général.

Droit de la compétence sur les autochtones : brève introduction

Avant 1867, la répartition des compétences exécutives et législatives se faisait entre l’empire et les colonies. L’empire demeurait maître de cette répartition, si bien qu’il s’agissait de « décentralisation » vers les colonies plutôt que de fédéralisme. En effet, le fédéralisme, c’est une répartition prévue dans une constitution qui lie ceux qui y prennent part, c’est-à-dire un pouvoir central et des entités fédérées. Ainsi, avant 1867, la compétence sur les autochtones se rattachait d’abord, à partir de 1750, à ce qu’on appelle aujourd’hui la défense, puis à la compétence sur l’administration des terres publiques, avant de s’autonomiser pour devenir une compétence de son propre genre. En 1860, le législateur du Canada-Uni s’est vu reconnaître la compétence sur les affaires autochtones : les autorités impériales n’ont rien trouvé à redire de la loi de la colonie intitulée Acte relatif à l’administration des terres et des biens des Sauvages (SPC 1860, 23 Vict., c. 151). En 1867, certaines colonies britanniques d’Amérique du Nord se sont fédérées. Sur le plan de la relation juridique entre Londres et l’Amérique du Nord britannique, peu de choses changeaient alors, contrairement à ce que cultive l’imaginaire politique canadien. L’empire demeurait le maître d’œuvre des constitutions coloniales. Jusqu’en 1982, il faudra l’intervention du Parlement du Royaume-Uni pour modifier les parties les plus importantes de la loi constitutionnelle impériale régissant le Canada. En 1926, du moins à en croire rétrospectivement l’arrêt que rendra la Cour d’appel d’Angleterre le 28 janvier 1982 dans l’affaire des Indian Association of Alberta, Union of New Brunswick Indians et Union of Nova Scotian Indians, avec l’accession du Canada au statut d’État souverain au sens du droit international et la « divisibilité » de la Couronne qui s’ensuit, les obligations et la responsabilité de la Couronne à l’endroit des peuples autochtones qui s’y trouvent deviennent celles de la « Crown in respect of Canada », non pas de la « Crown in respect of the United Kingdom ».

En 1867 donc, c’est plutôt la structure de certaines colonies britanniques qui change dès lors qu’elles obtiennent leur fédération. Cela implique une répartition des compétences jusqu’alors déléguées par l’empire aux colonies entre, d’une part, ces colonies devenant des entités fédérées et, d’autre part, une nouvelle sphère de pouvoir, le pouvoir central ou fédéral. La loi impériale de 1867, connue aujourd’hui sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867 (LC de 1867), prévoit une répartition fédérative de compétences législatives seulement. C’est pourquoi, plus tard, l’arrêt du Conseil privé dans l’affaire Bonanza est venu confirmer que la répartition fédérative des compétences exécutives suivait généralement celle des compétences législatives (Bonanza Creek Gold Mining Co. v. R., [1916] 1 A.C. 566, p. 580).

En vertu du par. 91(24) de la LC de 1867, c’est le parlement fédéral qui est compétent sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ». Le terme « Indien » a un sens technique dans la Loi sur les Indiens (LI), qui est une loi fédérale qui ne s’applique qu’à certains amérindiens (non pas tous) dont elle prévoit le droit à l’inscription, et ce, à l’exclusion notoire des Métis et des Inuits. Dans la LC de 1867 cependant, ce mot d’« Indien » a un sens plus large, qui selon toute vraisemblance correspond à celui d’« autochtone ». Dans le renvoi relatif aux « Eskimos » de 1939, la Cour suprême du Canada fut unanime à dire que les « Indiens » au sens du par. 91(24) de la LC de 1867 comprenaient les Inuits. En 1867, le Canada ne comptait pas d’Inuit, puisque ceux-ci se trouvaient au Labrador et à la Terre de Rupert. Depuis l’extension des frontières du Québec en 1912, le pouvoir central refusait de se reconnaître compétent (et responsable) à l’égard des Inuits, alléguant qu’aux termes du par. 91(24) il n’était compétent que sur les « Indiens ». Or la preuve était accablante : les autorités coloniales ont toujours tenu les Inuits pour une catégorie d’Indiens.

Bien que certains passages de l’avis de 1939 sur les « Eskimos » laissent clairement entendre que, en vertu du par. 91(24), le pouvoir central est compétent à l’égard de tous les autochtones, celui-ci a continué de refuser de se reconnaître compétent à l’égard des Métis, qui sont pourtant reconnus comme peuple autochtone par la Partie II de la Loi constitutionnelle de 1982 (LC de 1982). La Cour suprême du Canada n’a toujours pas été appelée à se prononcer sur la question. L’Accord de Charlottetown de 1992 prévoyait l’ajout d’une disposition à la LC de 1867 « pour s’assurer que le paragraphe 91(24) s’applique à tous les peuples autochtones ». La Commission royale sur les peuples autochtones a recommandé que lui soit plutôt donnée une réponse affirmative. L’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, une loi constitutionnelle, reconnaît bien un « titre indien » aux Métis, même si, dans l’affaire de la Manitoba Metis Federation, la Cour suprême a distingué les droits que certains Métis détenaient en vertu de cette disposition de tout titre ou autre droit ancestral, les premiers étant, selon la Cour, d’ordre individuel et « établis par la loi ». Dans l’arrêt Blais de 2003, la Cour suprême a d’autre part statué que, n’étant pas partie aux traités numérotés, les Métis n’étaient pas des « Indiens » au sens du par. 13 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles relative au Manitoba, convention qui figure en annexe de la Loi constitutionnelle de 1930, mais elle a tenu à souligner que serait « tranchée à une autre occasion la question de savoir si le mot « Indiens » au par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 s’entend également des Métis » (par. 36). En Alberta, les Métis sont régis par une loi provinciale, la Metis Settlement Act. Dans l’affaire Cunningham, cette loi a fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité par la Cour suprême, mais en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de la LC de 1982), non pas en vertu du partage fédératif des compétences. Or, le 8 janvier 2013, la Cour d’appel fédérale a confirmé la déclaration selon laquelle les Métis sont des « Indiens » au sens du par. 91(24) de la LC de 1867.

Entre 1860 et 1982, seules des mesures provinciales affectant les intérêts des autochtones pouvaient faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, et ce, sur la base de la répartition fédérative des compétences. Avant 1860, la fédération canadienne n’existait pas, mais la loi coloniale affectant les intérêts des autochtones pouvait (en théorie) faire l’objet d’un contrôle de conformité à la loi impériale. Depuis 1982, la loi constitutionnelle protège les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones contre l’exercice des pouvoirs autant fédéraux que provinciaux, mais jusqu’ici ce contrôle n’a pas été considéré s’être substitué à celui des mesures provinciales en vertu du par. 91(24) de la LC de 1867. C’est de manière utile mais non sans ambiguïté que l’arrêt Tsilhqot’in pourvoit à une substitution rien que partielle du contrôle des droits constitutionnels des peuples autochtones au contrôle de la répartition fédérative des compétences.

Analogie (avec la Charte) d’une généralité qui pourrait tromper

Il faut d’entrée mettre en garde le lecteur de l’arrêt Tsilhqot’in contre une métaphore « ultra petita » que fait la juge en chef. En d’autres termes, il faut prendre garde à l’inadéquation entre, d’une part, la portée apparente de l’analogie qu’établit la juge en chef entre les droits des peuples autochtones et ceux garantis par la Charte canadienne des libertés et, de l’autre, sa portée réelle, qui s’infère du rôle que vient jouer cette analogie dans la motivation de l’arrêt. Voici l’analogie en question : « Le parlement a une compétence exclusive en matière de droit criminel. Cependant, l’exercice de son pouvoir en droit criminel est circonscrit par l’art. 11 de la Charte qui garantit le droit à l’équité du processus criminel. Tout comme les droits ancestraux sont un aspect fondamental du droit autochtone, le droit à l’équité du processus criminel est un aspect fondamental du droit criminel. Mais nous ne disons pas que le droit à l’équité du processus criminel prévu à l’art. 11 fait partie du contenu essentiel de la compétence du parlement en matière de droit criminel. Il s’agit plutôt d’une limite à la compétence du parlement en matière de droit criminel. » (par. 143) S’il faut se réjouir de la manière – différente de l’approche qui prévaut en droit constitutionnel américain où la restriction des droits peut être conçue comme une compétence – dont la juge en chef distingue d’autant nettement que fonctionnellement entre la constitution des pouvoirs et celle des droits, en revanche il est important de bien comprendre que l’arrêt Tsilhqot’in ne dérobe pas les droits constitutionnels des peuples autochtones à l’ensemble du contrôle de conformité à la répartition fédérative des compétences. En effet, cet arrêt n’exempte les lois provinciales restrictives des droits ancestraux (établis ou revendiqués sérieusement) ou issus de traité que de l’application d’une théorie précise, qui compose un cas d’inapplicabilité parmi d’autres, étant du reste entendu que le contrôle d’applicabilité n’est qu’une forme parmi les trois que peut prendre le contrôle de conformité à la répartition fédérative des compétences. Il s’agit en l’occurrence de la théorie de la protection des compétences exclusives – qu’à mon sens la juge en chef ne devrait pas appeler comme elle le fait « doctrine de l’exclusivité des compétences ».

Cadre d’intervention de l’obiter dictum relatif à la protection des compétences exclusives

Comme l’expliquait parfaitement la juge Deschamps dans les motifs dissidents qu’elle signait dans l’affaire Lacombe, de ce point de vue précis qu’est la répartition fédérative des compétences, « [v]alidité, applicabilité et opérabilité sont toutes trois requises pour qu’un tribunal puisse conclure à la conformité constitutionnelle de la mise en œuvre d’une norme à l’égard de faits donnés. Pour être valide, la norme doit être intra vires de l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée. Si la contestation concerne l’effet d’une ou de plusieurs dispositions sur une compétence exclusive de l’autre ordre de gouvernement, il faut alors, dans la mesure où sont réunies certaines conditions faisant intervenir la doctrine de la protection des compétences exclusives, déterminer si la norme en question est applicable à la catégorie de faits sur laquelle porte la contestation. En cas de conflit entre deux normes à la fois valides et applicables, la norme fédérale adoptée dans l’exercice d’une compétence fédérale exclusive aura préséance. Il en est de même si deux normes conflictuelles ont été adoptées en vertu d’une compétence concurrente, à l’exception de la prépondérance des lois provinciales en matière de pensions de vieillesse (Loi constitutionnelle de 1867, art. 92A(2) et (3) , 94A et 95) » (par. 95). La seule précision qu’il faut apporter à ce dernier extrait est que la théorie de la protection des compétences exclusives ne représente pas le seul cas d’inapplicabilité de lois par ailleurs valides en vertu de la répartition fédérative des compétences. Il existe en effet des cas où la loi valide d’un ordre (fédéral ou fédéré) sera inapplicable au gouvernement de l’autre ordre, dont le cas des dispositions de taxation (article 125 de la LC de 1867).

En anglais, cette théorie jurisprudentielle de la protection des compétences exclusives qui est précisément en jeu dans l’obiter dictum qui nous occupe s’appelle celle de l’« interjurisdictional immunity ». C’est malencontreusement que, dans l’arrêt Tsilhqot’in comme dans d’autres affaires récentes telles que PHS Community Sevices et Marine Services, on lui ait donné le nom français de théorie de l’« exclusivité des compétences ». Au lecteur non averti, cette expression paraîtra naturellement renvoyer à la notion, bien plus générale, de compétence exclusive, notion qui, au Canada comme dans toute fédération, s’oppose à celle de compétence concurrente – notion élémentaire dont nous verrons qu’elle n’est pourtant pas maîtrisée par notre jurisprudence. Dans les motifs majoritaires qu’elle signait dans l’affaire Québec c. Canada de 2011, en revanche, la juge Deschamps appelait, bien mieux, cette théorie celle de « la protection des compétences exclusives ». En somme, cette théorie, qui a été considérablement revue dans l’affaire de la Banque canadienne de l’Ouest, prévoit que, bien que valide, la loi d’un ordre pourra être déclarée inapplicable dans la mesure précise où son application se trouverait autrement à entraver l’exercice, en son cœur protégé par la jurisprudence, d’une compétence exclusive appartenant à l’autre ordre. Analysons brièvement ses conditions d’application : (1) la loi (valide) contestée doit avoir des effets sur la compétence exclusive de l’autre ordre; (2) ces effets doivent se répercuter sur un cœur ou contenu essentiel de compétence exclusive qui, sauf exception (malheureusement indéterminée), est déjà reconnu par la jurisprudence ; (3) plus précisément, ces effets doivent se traduire par une entrave. La première condition confirme que la théorie ne s’applique qu’à la protection des compétences exclusives par opposition aux compétences concurrentes. La deuxième condition indique que ce n’est jamais l’intégralité d’une compétence (exclusive) qui est protégée, mais seulement ce que la jurisprudence a déjà circonscrit comme en formant le « cœur », et ce, de manière à suggérer un principe de non-prolifération des cœurs protégés. La troisième condition résulte de l’introduction d’un nouveau critère qui se voulait un entre-deux des critères antérieurs de la simple « atteinte » et (avant celui-ci) de la « paralysie ».

Le lecteur attentif l’aura deviné : si dans l’arrêt Tsilhqot’in il est question de l’applicabilité de la théorie de la protection des compétences exclusives, c’est au minimum parce que le titre ancestral a été reconnu par la jurisprudence faire partie du cœur protégé de la compétence exclusive sur les autochtones qu’attribue au parlement fédéral le par. 91(24) de la LC de 1867. À ce sujet, la juge en chef avance que la « jurisprudence est quelque peu ambiguë quant à savoir si les droits visés à l’art. 35 [de la LC de 1982] font partie du contenu essentiel du pouvoir fédéral de faire des lois relatives aux “Indiens” prévu au par. 91(24) [de la LC de 1867]. Aucune décision n’a conclu que les droits ancestraux, par exemple le titre ancestral sur des terres, font partie du contenu essentiel de la compétence fédérale prévue au par. 91(24) [de la LC de 1982], mais on l’indique dans des remarques incidentes » (par. 135). Les propos de la juge en chef ne sont ici pourtant pas moins incidents que ceux auxquels elle fait allusion. Avant d’aborder ceux-ci, il faut savoir que, plus généralement, la jurisprudence établit clairement, notamment par le truchement de motifs déterminants plutôt qu’incidents, que la « quiddité autochtone » ou « contenu essentiel de l’indianité », autrement dit tout ce qui se rapporte à ce qui fonde l’altérité autochtone, forme le cœur protégé de la compétence fédérale exclusive qui est prévue au par. 91(24) de la LC de 1867. La question devient ainsi celle de savoir si les droits constitutionnels spéciaux des peuples autochtones en font partie. À l’occasion de l’affaire Delgamuukw, le juge en chef Lamer avait affirmé sans ambages que « l’essentiel de l’indianité englobe  les droits ancestraux, y compris les droits reconnus et confirmés par le par. 35(1) [de la LC de 1982] » (par. 178; voir aussi par. 181, qui suggère que l’idée était implicite dans l’arrêt Sparrow). Dans l’affaire de la Bande Kitkatla, c’est de manière déterminante, et non incidente, que cette question s’était posée, le juge LeBel, au nom de la Cour, en venant à la conclusion que « les appelants [avaient] produit peu de preuves des rapports existant entre les arbres modifiés et la culture Kitkatla dans cette région » (par. 70). Autrement, le juge LeBel aurait statué que la loi provinciale était inapplicable aux droits ancestraux des appelants. Ce n’est pas davantage de manière incidente que les motifs unanimes du juge Bastarache dans l’affaire Paul c. Colombie-Britannique traitent de cette question : «  L’“essentiel” de l’indianité […] englobe l’ensemble des droits ancestraux protégés par le par. 35(1) : Delgamuukw, […] par. 178. […] Dans l’arrêt Bande Kitkatla, […] par. 70, la Cour a jugé que, compte tenu de la preuve déposée, la loi attaquée, à savoir la Heritage Conservation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 187, ne portait atteinte ni au statut ni aux droits des Indiens.  Du fait qu’il a été jugé que ces questions de fond ne touchent pas à l’essentiel de l’indianité, je ne vois pas comment la question procédurale pourrait le faire en l’espèce » (par. 33).  Enfin, les motifs concordants de la juge en chef McLachlin et du juge Fish dans l’arrêt NIL/TU,O contiennent un recensement de ce qui a jusqu’ici été reconnu entrer dans la composition du cœur protégé de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, relevé qui comprend « la chasse de subsistance en vertu des droits ancestraux et issus de traités, comme le fait de tuer un cerf pour se nourrir : Dick ; le droit de revendiquer l’existence ou l’étendue du titre ou des droits ancestraux relativement à des ressources ou des terres contestées : Delgamuukw et Bande Kitkatla c. ColombieBritannique […] ; l’application des [sic] règles constitutionnelles et fédérales relatives aux droits ancestraux : Paul c. ColombieBritannique, entre autres décisions » (par. 71). Quoi qu’en dise la juge en chef dans le but d’atténuer l’allure de revirement jurisprudentiel que prend l’obiter dictum qui nous occupe, la jurisprudence de la Cour suprême du Canada avait bien établi que les droits spéciaux garantis aux peuples autochtones par l’article 35 de la LC de 1982 faisaient partie du cœur protégé de la compétence sur les autochtones que le par. 91(24) de la LC de 1867 attribue en propre au législateur fédéral.

En dépit du silence de la juge en chef sur ce qui suit, le cadre d’intervention de son obiter dictum relatif à la répartition fédérative des compétences ne s’arrête pas à ce qui précède. Encore faut-il traiter de l’article 88 de la LI. À ce sujet, il est capital de ne jamais perdre de vue que cette disposition de s’applique qu’aux « Indiens » au sens de la LI. Elle ne concerne donc ni les « Indiens » non inscrits ou qui n’ont pas le droit de l’être en vertu de cette loi, ni les Métis, ni les Inuits. Cette disposition se lit comme suit : « Sous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale, toutes les lois d’application générale et en vigueur dans une province sont applicables aux Indiens qui s’y trouvent et à leur égard, sauf dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec la présente loi ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou texte législatif d’une bande pris sous leur régime, et sauf dans la mesure où ces lois provinciales contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations ou sous leur régime ». Par elle, le pouvoir central entend prendre trois mesures. Premièrement, il veut renoncer à la théorie de la protection des compétences exclusives ; une loi provinciale qui leur serait normalement inapplicable est ainsi rendue applicable aux Indiens au sens de LI. Deuxièmement, il entend renforcer la préséance dont bénéficie ses lois pour faire intervenir celle-ci même en l’absence de conflit réel, dès lors qu’une norme provinciale porte « sur une question prévue » par la LI ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations. Même s’il veut se limiter à deux lois précises, un tel procédé est d’une constitutionnalité douteuse, la jurisprudence exigeant qu’il y ait conflit réel pour qu’intervienne la préséance de la loi d’un ordre sur celle de l’autre ordre. Troisièmement, il étend la portée de la préséance de ses lois aux traités conclus avec des Indiens au sens de la LI. La jurisprudence prévoit ainsi non seulement que l’article 88 de la LI ne peut intervenir de manière à rendre applicables à l’exercice de droits issus de traités conclus avec des Indiens au sens de cette loi des lois provinciales qui ne le sont pas d’elles-mêmes, mais aussi qu’en vertu de cette disposition tout traité conclu avec de tels Indiens l’emporte sur les lois provinciales qui leur sont applicables d’elles-mêmes. L’arrêt Francis avait laissé entendre qu’en vertu de cet article les traités « indiens » l’emportaient normalement aussi sur les lois fédérales, mais une telle hypothèse a été infirmée par l’arrêt George. Dansl’arrêt Simon, la Cour suprême a confirmé que l’article 88 de la LI ne s’appliquait pas aux seuls traités portant cession de terres. Enfin, il faut savoir que l’application de la LI est souvent, en tout ou partie, écartée par un traité dit « moderne » de règlement de revendication territoriale fondée sur des droits ancestraux.

Dans l’arrêt Côté où il signait des motifs majoritaires, le juge en chef Lamer n’avait pas manqué, du moins en ce qui concerne la protection des droits autochtones issus de traité, de relever que l’article 88 de la LI avait perdu de son intérêt depuis l’entrée en vigueur de l’article 35 de la LC de 1982(par. 87). Il avait alors suggéré que le test de justification de la restriction des droits constitutionnels des peuples autochtones puisse intervenir dans l’application de cette disposition de la LI. Sans répondre à la question, il avait, dans un souci d’harmonisation avec la jurisprudence relative à l’article 35 de la LC de 1982, envisagé ainsi que la préséance reconnue aux traités par l’article 88 de la LI sur la loi provinciale puisse avoir pour limite le caractère justifié de la restriction apportée par celle-ci à des droits issus de traités : « Les limites précises de la protection conférée par l’art. 88 seront examinées à une autre occasion. Je ne connais pas de décision faisant autorité qui aurait écarté l’existence possible d’une étape implicite de justification dans l’application de l’art. 88. Dans un avenir rapproché, le Parlement ressentira sans aucun doute l’obligation de réexaminer l’existence et la portée de cette protection de nature législative, à la lumière des incertitudes évoquées précédemment et de la constitutionnalisation correspondante des droits issus de traités aux termes du par. 35(1) » (ibid.).

À défaut de la part de la juge en chef McLachlin de le faire dans l’arrêt Tsilhqot’in où elle s’est pourtant attaquée à la question, il faudra se demander ce que, au lendemain de cette décision, il doit rester de l’article 88 de la LI. Réponse à suivre en suite et fin.

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