The Elephant in the Room : l’inexplicable constitutionnalité de l’intégralité des traités modernes

À l’occasion de ma série de billets sur l’arrêt Tsilhqot’in, j’avais affirmé que, si elle devait être tenue pour cruciale, la question de la portée précise de la compétence fédérale exclusive sur les autochtones et des conditions auxquelles les provinces peuvent constitutionnellement intervenir en ce domaine qu’est le droit des autochtones n’avait pourtant toujours pas trouvé de réponse satisfaisante. Cette réponse serait nécessaire à l’explication des conditions de validité des traités dits “modernes” qui portent règlement d’une revendication de droits ancestraux territoriaux ainsi que des dispositions législatives, fédérales comme provinciales, relatives à leur mise en œuvre.

Je ne prétends évidemment pas répondre définitivement à cette question dans les paragraphes qui suivent. J’aimerais plutôt me servir de la tribune qui m’est ici généreusement offerte pour mettre à l’épreuve les résultats préliminaires d’une analyse qu’il reste à approfondir. Je dois admettre d’entrée que je suis un peu choqué par les conclusions que, provisoirement du moins, je me suis résigné à tirer. L’intérêt virtuel des développements qui suivent est de s’attaquer de front à un problème juridique sans doute complexe. Mais ce problème est peut-être au contraire un “éléphant dans la pièce”, c’est-à-dire un de ceux dont il est convenu qu’il vaut mieux ne pas le soulever.

À deux reprises, l’Accord définitif Nisga’a (1998), un traité moderne constitutif d’un gouvernement autochtone, a vu sa constitutionnalité être contestée en justice, et ce, notamment sur la base de la répartition fédérative des compétences, au motif que celle-ci ne permettrait pas une telle institution d’un « troisième ordre de gouvernement ». Dans l’affaire Campbell, la cour supérieure de la Colombie-Britannique a rejeté cette thèse au motif que la répartition fédérative des compétences qui est prévue à notre loi suprême ne serait pas « exhaustive », de sorte que s’y déroberait la compétence correspondant au droit à l’autonomie gouvernementale que comprendrait le titre aborigène « in its full form ». Dans l’affaire Sga’nism Sim’augit, la cour d’appel de la Colombie-Britannique fut unanimement d’avis qu’il ne lui était pas nécessaire de se prononcer sur le bien-fondé de cette thèse judiciaire (par.45). À mon sens, cette thèse est nulle. D’abord, c’est à la Cour suprême du Canada qu’il revient, le cas échéant, de renverser le principe de l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Pamajewon. Ensuite, jamais la jurisprudence de la plus haute cour au pays n’a encore dérobé les droits ancestraux et issus de traités à la répartition fédérative des compétences, cette jurisprudence faisant plutôt – non sans poser problème, j’en conviens – ressortir les droits garantis par l’art. 35 de la LC 1982 à compétence fédérale exclusive prévue au par. 91(24) de la LC 1982. Sur ce plan, tout ce qu’est venu faire l’arrêt Tsilhqot’in est de retrancher les droits constitutionnels des peuples autochtones du « cœur » de cette compétence fédérale, au sens où l’entend la théorie jurisprudentielle de la protection des compétences exclusives. Enfin, la thèse selon laquelle la répartition fédérative des compétences n’est pas « exhaustive » tient de la contradiction dans les termes. De dire que les droits ancestraux et issus de traités ne sont pas l’objet d’une compétence législative est une chose. De dire que, en tout ou partie, ils coïncident avec une compétence qui échappe au partage fédératif en est une autre. Dans toute fédération, c’est l’ensemble de la compétence législative qui est partagée entre les sphères fédérale et fédérées de pouvoir. C’est pourquoi toute loi constitutionnelle fédérative prévoit normalement l’attribution d’une compétence résiduelle. Certes, la fédération canadienne a représenté une exception, mais cela seulement durant sa période coloniale, qui s’arrête en 1926. De 1867 à 1926, l’empire s’était réservé la compétence sur les relations intercoloniales, coloniales-impériales et internationales, la répartition originelle de 1867 en les sphères de pouvoir fédérale et fédérée de la nouvelle colonie s’étant limitée aux compétences jusqu’alors déjà reconnues aux colonies d’Amérique du Nord britannique. Avec l’accession du Canada au statut d’État souverain au sens du droit international public, les compétences réservées du législateur impérial se sont transférées au législateur fédéral canadien. C’est ce que suggère entre autres l’arrêt Croft v. Dunphy, [1933] A.C. 156.

L’argument avec lequel il a été principalement disposé de l’affaire Sga’nism Sim’augit par la cour d’appel de la Colombie-Britannique était que, relativement à l’institution d’un gouvernement autochtone, le traité de 1999 avec les Nisga’a et ses lois de mise œuvre correspondaient à une forme de délégation de pouvoir législatif inconstitutionnelle parce que définitive. La réponse de la cour d’appel à cette objection est faible. Elle consiste à dire que la délégation en question n’est pas définitive, parce que les législateurs fédéral et provinciaux peuvent, en matière de droits issus de traités, recourir au test de l’arrêt Sparrow, test pourtant relatif à seule restriction des droits constitutionnels que l’art. 35 de la LC 1982 garantit aux peuples autochtones. En réalité, la seule délégation qui est clairement interdite à un législateur est la délégation « horizontale », c’est-à-dire celle qui serait faite en faveur du législateur de l’autre des deux sphères (fédérale et fédérée) de pouvoir, et ce, même si, en raison du principe établi selon lequel le parlement actuel ne peut pas lier un parlement à venir, une telle délégation ne saurait être définitive. La ou (plus exactement) les délégations en cause dans cette affaire n’étaient pas horizontales. Par contre, la tension entre, d’une part, la protection constitutionnelle des compétences d’un « gouvernement autochtone » par le biais de celle des droits issus de traités et, d’autre part, le principe selon lequel le législateur ordinaire actuel (fédéral ou provincial) ne peut lier ses successeurs était bien réelle. Cette question aurait mérité un meilleur traitement.

Si la jurisprudence avait situé les droits constitutionnels des peuples autochtones sur le même plan que les droits et libertés garantis par la Charte canadienne – c’est-à-dire dans la constitution des droits par opposition à celle des pouvoirs – alors ces droits auraient échappé au partage fédératif des compétences, et il aurait été possible de voir dans les dispositions de l’art. 35 de la LC 1982 relatives aux droits issus de traités l’aménagement d’une forme de pouvoir constituant, qui serait ainsi venue s’ajouter à la partie V de ce même loi constitutionnelle. Suivant un tel scénario, la mise en œuvre, par le Parlement fédéral et la législature provinciale, d’un traité conclu avec des autochtones aurait pu être tenue pour relever de l’exercice de ce pouvoir constituant plutôt de l’acte de législateurs ordinaires séparés. De cette façon les principes relatifs à la délégation législative et aux rapports entre législateurs actuels et futurs auraient-ils été facilement écartés. Or il n’en est rien, la jurisprudence prévoyant plutôt que, du moins à titre principal, les droits issus de traités des peuples autochtones relèvent de la compétence sur les autochtones que le par. 91(24) de la LC 1867 attribue en propre au législateur fédéral. En d’autres termes, en plus de voir sa dimension porteuse de droits en faveur de la partie autochtone être protégée constitutionnellement par l’article 35 de la LC 1982, le contenu d’un traité relève toujours ou, en d’autres termes, doit toujours relever principalement de la compétence fédérale sur les autochtones. Il ne pourrait qu’accessoirement relever de compétences autres, que celles-ci soient fédérales exclusives, provinciales exclusives ou concurrentes. Dans tous les cas, il relève entièrement de la répartition fédérative des compétences. Formellement, la loi de mise en œuvre d’un traité tient donc de la loi ordinaire. Dès lors qu’il est question de la mise en œuvre de droits-compétences issus de traités, force est donc de conclure à une forme de délégation législative. Comme nous l’avons vu, celle-ci n’est pas « horizontalement » inconstitutionnelle. En ce qui concerne son caractère définitif maintenant, la seule manière de soutenir la thèse de sa constitutionnalité est d’affirmer qu’ici l’interdiction normalement faite au législateur actuel de lier ses successeurs est spécialement levée par l’article 35 de la LC 1982.

À l’exception des Traités de Williams de 1923 à la négociation desquels prit part le gouvernement ontarien, tous les traités conclus avec des autochtones après la fédération de 1867 ne l’ont été que par les autorités fédérales. Quant à eux, les traités modernes sont aussi conclus avec le gouvernement provincial, le cas échéant. Il serait faux d’affirmer que l’état actuel de notre droit (ou même celui de notre doctrine) indique clairement si une telle participation du gouvernement provincial est juridiquement nécessaire. Une telle approche laisse entendre que certains aspects des traités modernes (et bien sûr de leur mise en œuvre) peuvent relever de la compétence des provinces. Si un « traité autochtone » se définit en fonction d’un contenu obligationnel relatif aux droits fondamentaux d’une communauté autochtone en tant que telle, alors, en vertu des principes généraux relatifs à la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, on pourrait vouloir conclure que seul le gouvernement fédéral peut y être partie. En revanche, la forme la plus élémentaire de compréhension du fédéralisme comme forme d’organisation d’un État s’entend du principe selon lequel, dans toute fédération, chacune des attributions de compétence doit avoir des limites matérielles ; aucune attribution ne saurait être matériellement illimitée. Partant, la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, y compris celle relative aux traités conclus avec des collectifs autochtones, ne peut pas être sans bornes.

Dans l’arrêt Howard (p. 308), la Cour suprême a suggéré, en négatif, que les provinces seraient compétentes pour conclure seules des traités autochtones portant autre chose qu’une cession de territoire. Rappelons au passage que certaines « conventions complémentaires » de la CBJNQ, dont la Convention complémentaire no 24, n’ont pas été signées par les autorités fédérales. Voilà qui pourtant paraît difficilement compatible avec les arrêts Simon (p. 411) et Morris (par. 43 et 91), suivant lesquels les droits autochtones issus de traités relèvent de la compétence fédérale sur les « Indiens » et les terres qui leur sont « réservées ». Une manière de concilier les deux thèses serait de soutenir que, si la participation du gouvernement fédéral est nécessaire à la validité de tout traité conclu avec des autochtones (de sorte que le gouvernement d’une province ne saurait conclure seul un tel traité avec), en revanche il peut arriver, en fonction de la portée de son contenu, qu’un traité donné avec des autochtones ne puisse être conclu par le seul gouvernement fédéral, qui doit plutôt s’assurer de la participation du gouvernement provincial concerné. Dans l’arrêt Grassy Narrows, la juge en chef McLachlin a affirmé que, nonobstant les dispositions d’un traité, « [l]e paragraphe 91(24) [de la LC 1867] ne confère pas au Canada le droit de prendre des terres provinciales à des fins exclusivement provinciales » (par. 37). Cela suggère à mon sens que de grands pans du contenu matériel des traités modernes conclus et à venir ressortissent en réalité à la compétence exclusive des provinces, même si celles-ci ne pourraient sans doute pas seules conclure un traité avec un groupe autochtone. Si cette toute dernière hypothèse devait se révéler fausse (et donc que les provinces pouvaient signer seules certains traités), en revanche il faudrait se rappeler qu’il n’a jamais été mis en doute que seul le gouvernement fédéral peut recevoir une cession de droits ancestraux.

L’interprétation qui me semble être la plus rigoureuse est que, la compétence fédérale exclusive sur les autochtones ne pouvant pas être illimitée et celle de conclure des traités avec les autochtones en faisant partie, rien ne garantit que chacune des dispositions des traités modernes présente au minimum un double aspect, de sorte qu’il est vraisemblable que certaines de ces dispositions ne fassent, en réalité, pas validement partie d’un tel traité, ne soient porteuses d’aucun droit issu de traité au sens de l’article 35 de la LC 1982 et n’aient force de loi qu’à la faveur de la loi ordinaire qui les met en œuvre.

D’autre part, même à concéder, aux seules fins de la discussion, que certaines dispositions des traités modernes, outre la compétence fédérale exclusive sur les autochtones, peuvent, en présentant un double aspect, ressortir aussi, en en tant que telles, à la compétence exclusive des provinces – de sorte que les provinces auraient une (pourtant improbable) compétence partielle de conclure des traités avec les autochtones –, il n’en demeure pas moins que, dans les faits, nombre de dispositions de certaines lois provinciales de mise en œuvre de tels traités se rapportent plutôt à des stipulations dont le « rattachement » dominant est plutôt avec cette compétence fédérale exclusive sur les autochtones. Ces lois à contenir des dispositions d’une constitutionnalité plus que douteuse sont notamment lois provinciales suivantes de mise en œuvre de la CBJNQ et de la CNEQ : Loi sur les autochtones Cris, Inuits et Naskapis, LRQ, c. A-33.1 ; Loi sur le régime des terres dans les territoires de la Baie-James et du Nouveau-Québec, LRQ, c. R-13.1 ; Loi sur les villages cris et le village naskapi, LRQ, c. V-5.1 ; Loi sur les villages nordiques et l’Administration régionale Kativik, LRQ, c. V-6.1.

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